Introduction
Table des matières
Texte
« Les commencements de l’architecture coïncident avec ceux du textile11Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Écrits, 1834-1869, trad. Jacques Soulilou, 2007, p. 126. » affirme Gottfried Semper dans Der Stil (1860-1863). Les parois tissées de la tente, qui clôturent l’espace tout en l’habillant, seraient la première forme de l’habitat humain, et le « revêtement » (Bekleidung), le principe premier de l’architecture avant la construction. Loin de se limiter à une fonction de protection, de dissimulation ou même de décoration, le revêtement tel que le pense Semper fonde la similitude du vêtement et de l’architecture sur un commun besoin d’habiller et de « masquer », c’est-à-dire un désir de nier la réalité et la matérialité pour atteindre une nouvelle dimension d’existence, obéissant aux lois de la théâtralité et de la suggestion. Cette communauté de fonctions se vérifie, selon lui, par une origine étymologique commune qui réunit les termes « Wand » (la cloison, le mur), et « Gewand » (le vêtement).
Si ces rapprochements entre textile et architecture sont caractéristiques de l’œuvre de Semper, ils ne lui sont pas exclusifs. Durant la seconde moitié du XIXe siècle européen, de nombreux dialogues théoriques, motivés « par les débats européens sur la polychromie des édifices, par des interrogations sur les relations entre construction et décoration et par des considérations d’ordre anthropologique sur l’origine des arts d’industrie22Estelle Thibault, « La confection des édifices : analogies textiles en architecture aux XIXe et XXe siècles », Perspective, no 1, 2016, p. 110. », s’initient autour de ces deux termes. Dans un contexte où les croisements entre histoire de l’art et anthropologie ouvrent un champ de recherche inédit, ils situent l’étude de l’architecture et du vêtement dans le domaine commun d’une histoire de l’art élargie voire globale, réinterrogeant ses hiérarchies, ouverte à différents types de techniques et matériaux autant qu’à de nouveaux horizons culturels.
Ces interrogations trouvent un écho régulier dans la modernité. En témoignent l’œuvre de l’architecte Adolf Loos, chez qui la critique de l’ornement s’accompagne d’une réflexion sur le costume masculin et féminin de son temps et, quelques décennies plus tard, les réflexions de l’architecte et commissaire d’exposition Bernard Rudofsky, chez qui l’habit et l’habitat ne cessent d’être étudiés comparativement33Voir à ce sujet l’article d’Émilie Hammen, « Museum of Art, 1944 : l’habit selon l’architecte Bernard Rudofsky », Perspective, no 2, 2021, p. 205-220 ; et celui de Pierre Chabard « La mode climatisée. Atours et détours de la modernité chez Bernard Rudofsky », Modes Pratiques, revue d’histoire du vêtement et de la mode, no 3, 2018, p. 304-324.. Il faut toutefois attendre les travaux fondamentaux de Mark Wigley (White Walls and Designer Dresses. The Fashioning of Modern Architecture, 1995) pour un retour sur cette généalogie théorique. Dans les dernières années du XXe siècle, il approfondit l’étude de ces croisements théoriques. À la faveur des récentes études menées sur Gottfried Semper par Estelle Thibault, Harry Francis Mallgrave, Michael Gnehm, Isabelle Kalinowski ou encore Mari Hvattum, les termes d’un débat central à l’histoire de l’architecture et de la pensée architecturale modernes ont été réexaminés. La mémoire, l’historicisme ou encore l’importance de l’anthropologie dans la pensée architecturale du XIXe siècle sont parmi les nombreuses questions soulevées par ces chercheuses et chercheurs.
Le présent dossier ne vise, quant à lui, ni à présenter une nouvelle série d’études sur Semper, ni à établir un bilan historiographique44Voir le numéro « Gottfried Semper, habiter la couleur », dirigé Isabelle Kalinowski, Caroline van Eck, Patricia Falguières et Odile Nouvel dans Gradhiva, no 25, 2017; le numéro « Gottfried Semper, architecture et anthropologie au XIXe siècle », dirigé par Patricia Falguières et Isabelle Kalinowski dans Revue germanique internationale, no 2, 2017 ; et, pour les questions historiographiques, la bibliographie de Estelle Thibault, « La confection des édifices : analogies textiles en architecture aux XIXe et XXe siècles », op. cit.. L’objectif est plutôt de confronter la filiation théorique sempérienne à certains aspects concrets de l’évolution des relations entre textile et architecture. Quelles reconfigurations s’observent, de façon empirique, dans les relations de ces deux arts industriels ? De quelles façons collaborent-ils, et se nourrissent-ils l’un et l’autre ? Comment les théories de Semper peuvent-elles éclairer ces évolutions solidaires ? Quels échos trouvent-elles dans les pratiques les plus contemporaines et dans celles qui peuvent le précéder ?
Issue de la journée d’études Architecture, vêtement et mode, organisée en février 2022 au Campus Condorcet par l’association de recherche en mode Sartoria (alors composée de Émilie Hammen, Adrian Kammarti, Camille Kovalevsky, Khémaïs Ben Lakhdar-Rezgui et Gabrielle H. Smith) en collaboration avec Camille Napolitano, cette publication en reprend et en resserre certaines problématiques. La création de mode contemporaine y est, par exemple, moins présente, de même qu’il n’est plus tant question de vêtement que de textile et de revêtement. L’accent est mis sur les questions de la matière ou du motif plutôt que de la forme ; d’espace plutôt que de structure.
Dans une série d’études à la chronologie large (du XVIIIe au XXIe siècle), nous avons souhaité nous saisir du textile et de l’architecture, non pas uniquement comme des seuls sujets d’une analogie, mais bien comme des domaines de production — et d’invention esthétique — en constante collaboration. Sans rejeter les rapports métaphoriques, nous avons porté le regard au‑delà de ceux-ci pour étudier de façon concrète les interactions de ces deux domaines. En prenant soin de différencier les problématiques des rapports entre textile et architecture d’une part, qui constituent le cœur de ce numéro, et entre vêtement et architecture d’autre part, les questions propres à l’histoire de l’artisanat et de l’industrie, ainsi que du commerce et de la publicité, croisent des enjeux esthétiques et théoriques.
La première partie du dossier s’ouvre sur un article d’Isabelle Kalinowski examinant la place qu’occupe l’objet vêtement dans le rapprochement sempérien entre textile et architecture. Y est étudiée la façon dont les particularités esthétiques qui sont les siennes — juxtapositions de matières, polychromie, ornementation abstraite, jeux de draperie — viennent enrichir la généalogie architecturale de caractéristiques déterminantes, et parfois paradoxales, comme celles du mouvement et la variabilité. Ensuite, une figure majeure des rapports entre textile et architecture pour la modernité, Anni Albers, est abordée au fil d’un dialogue entre deux textes mettant chacun au jour différents aspects de son œuvre. Estelle Thibault pose des questions liées aux perspectives féministes de l’histoire du textile et aux rapports que les différentes écoles allemandes (Werkbund et Bauhaus) instituaient entre textile et architecture. Partant du « Plan pliable » d’Albers, elle aborde le tissage comme activité structurelle et le passage du tissu comme architecture à un tissu interne à l’architecture, ainsi que l’idée d’un textile mobile à la « nature nomade », complémentaire de l’architecture. Ida Soulard s’attache quant à elle à la figure d’Albers pour poser la question de la fonctionnalité du tissage, de sa « qualité de service » et de la figure de l’artiste-ingénieur. À travers l’étude attentive de réalisations textiles d’Anni Albers, elle met en évidence une série de modalités concrètes d’interactions entre les deux domaines. Enfin, Élise Koering examine le rôle du vêtement, et en particulier de la garde-robe féminine moderne, dans la constitution d’une définition d’un intérieur-type chez Le Corbusier.
La deuxième partie du dossier aborde essentiellement des problématiques liées à l’histoire de l’artisanat et de l’industrie textile, ainsi que du commerce et de la publicité. En filigrane, elle revient également sur la question du revêtement textile de l’architecture. Du point de vue d’une histoire à la fois commerciale et esthétique, Aziza Gril-Mariotte s’attache à la question du motif. Les ornements floraux qu’elle étudie, semblables du point de vue décoratif mais séparés du point de vue de la production industrielle, soulèvent, dans le contexte de la seconde moitié du XIXe siècle, des questions telles que l’usage décoratif ou vestimentaire des tissus, l’économie et la consommation des étoffes, la formation des dessinateurs pour l’industrie textile ou encore de la place des tissus dans les musées. Justine Lécuyer étudie de la figure du tapissier-décorateur et en propose une réévaluation à l’aune de la notion de « couturier de l’intérieur ». Elle montre le partage d’un vocabulaire esthétique entre les domaine de l’habillement et de l’ameublement, jusqu’à une possible prééminence du tapissier-décorateur dans les tendances textiles. Camille Napolitano propose, quant à elle, une enquête sur les vitrines des premières décennies du XXe siècle où le textile est à la fois fond, décor, atmosphère et espace de suggestion à visée commerciale. À la jonction de l’histoire économique et commerciale et de considérations esthétiques sur la suggestivité du textile, elle établit la manière avec laquelle, dans l’espace clos de la vitrine, le textile devient vecteur d’effets divers pour séduire le passant et le convaincre de procéder à l’achat, tout en ornant la rue.
Enfin, Marie Schiele propose une lecture de Denis Diderot à la lumière d’un « paradigme textile », patiemment mis au jour au fil d’une analyse du corpus des Salons. Prenant le parti de travailler la notion de revêtement de Semper avant qu’il ne la formule lui-même, elle en fait le fil rouge d’une lecture de Diderot allant de la peinture comme textile jusqu’à la description de l’usure d’une vieille robe de chambre. Dans un entretien avec Gabrielle H. Smith, l’artiste textile Jeanne Vicerial rend compte d’un travail artisanal de « sculpture vestimentaire » où l’habit, à défaut d’envelopper le corps d’un porteur, vient entrer en dialogue avec l’architecture qui l’accueille. La traduction inédite de deux textes en langue allemande, d’Otti Berger et de Gottfried Semper, respectivement traduits par Estelle Thibault et Isabelle Kalinowski, vient compléter ce numéro.
Auteurs
Diplômée en Muséologie (École du Louvre) et en Histoire de l’art (EPHE), Camille Napolitano est docteure en histoire de l’art contemporain. Sa thèse s’intitule La parade des marchandises. Étalagisme et art de la devanture à Paris dans l’entre-deux-guerres. Elle a été chercheuse associée à la Bibliothèque nationale de France (2021-2023) où elle a travaillé sur le fonds de presse professionnelle commerciale, et est secrétaire de publication de la revue Profils de l’Association d’histoire de l’architecture (AHA). Après avoir enseigné à l’École du Louvre, à l’Institut national du patrimoine et pour les universités PSL, de Lille, polytechnique des Hauts-de-France et de Haute-Alsace, elle est aujourd’hui ATER en histoire de l’art contemporain à l’Université de Bourgogne.
Gabrielle H. Smith prépare actuellement une thèse sur les liens entre la mode et le demi-monde à la fin du XIXe siècle sous la direction de Pascal Rousseau (Paris 1 – Panthéon Sorbonne). Elle écrit dans de nombreuses revues sur le vêtement et la mode et a enseigné dans différentes écoles d’arts appliqués. En 2022, elle a dirigé avec Manuel Charpy le numéro spécial «Porter la mode» de la revue Critique. Elle n’en travaille pas moins à un cycle de courts spectacles autour de la figure de Polichinelle (Poliche, 2021 ; Poliche, version longue, 2023, Palazzo Poliche, 2023 ; Poliche aptère, 2024). Elle a fondé en 2023 la compagnie de théâtre l’Heure du rat.
Pour citer cet article
Camille Napolitano, Gabrielle H. Smith, « Introduction », KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.
URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/napolitano-smith
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