Les textiles architecturaux d’Anni Albers
Table des matières
- Résumé
- Mots-clés
-
Texte
- Les tissages modernes, entre ingénierie et esthétique
- Textiles architecturaux
- Les textiles au service de l’architecture
- L’artiste-ingénieure
- Le diplôme d’Anni Albers : technologies textiles
- Le plan pliable et une histoire textile de l’architecture
- Les textiles architecturaux du Black Mountain College
- Le Camino Real : un art intégré à l’architecture
- Le travail avec l’architecture religieuse
- Auteur
- Pour citer cet article
Résumé
Les liens que Anni Albers (1899-1994), artiste, designer et éducatrice, a tissés avec l’architecture sont multifacettes. Dès le Bauhaus, l’impératif de production au service de l’architecture se manifeste à l’échelle collective de l’atelier textile. Anni Albers poursuit ce lien avec l’architecture au Black Mountain College, et au-delà, en répondant à plusieurs commandes pour des espaces intérieurs, notamment pour la maison Rockefeller à New York, l’hôtel du Camino Real à Mexico City et deux synagogues aux États-Unis. Plus fondamentalement, les textiles d’Anni Albers intègrent les méthodes et les enjeux de la pratique architecturale dans la conception même des tissus. Ce texte explore la manière dont l’architecture constitue une part essentielle de la logique interne des textiles modernes, centrée sur l’idée de « construction ».
Mots-clés
Anni Albers, Bauhaus, Black Mountain College, textiles architecturaux, abstraction, architecture religieuse
Texte
Au début du XXe siècle, dans les trois grandes institutions pédagogiques et foyers expérimentaux des avant-gardes modernistes occidentales, le Bauhaus en Allemagne, les Vkhoutemas11Les Vhutemas étaient les ateliers supérieurs d’art et de technique établis par un décret de Lénine, qui préparaient dès les années 1920 les artistes pour l’industrie. Ils furent le foyer notamment du Constructivisme et du Suprématisme. Le Bauhaus fut inauguré par l’architecte Walter Gropius à Weimar en 1919 et ferma sous la pression du parti nazi, en 1933, à Berlin. Le Black Mountain College, université d’arts libéraux installée dans un hameau de Caroline du Nord, fut ouvert en 1933 et ferma définitivement ses portes en 1957. en Russie, puis plus tard, le Black Mountain College aux États-Unis, les femmes artistes et designers, par les ateliers textiles, ont pris une place importante dans les définitions de l’art, du design et de l’architecture modernes. Elles réalisaient des tissus d’ameublement, des pièces uniques, des prototypes pour l’industrie, des costumes et vêtements, développaient des brevets, collaboraient avec architectes et designers, et participaient pleinement à la mise en place des bases théoriques et pratiques de l’abstraction et à leur diffusion. La spécificité des textiles modernes s’est construite, dans le cadre plus spécifique de l’atelier textile du Bauhaus, en forte proximité avec les impératifs liés à l’architecture. Les textiles étaient directement mis au service de l’architecture, mais de manière plus fondamentale, les femmes de l’atelier textile ont incorporé les méthodes et les enjeux de la pratique architecturale à diverses échelles, intégrant ces aspects dans leur approche de la conception et de la production des tissus. Ce sont ces liens multifacettes entre textile et architecture, dans la pratique spécifique de la designer, artiste et éducatrice Anni Albers (1899-1994), que ce texte propose d’explorer.
Née à Berlin, en 1899, dans une famille bourgeoise éclairée, Anni Albers rejoignit la toute nouvelle école du Bauhaus, à Weimar, en 1922. Elle y rencontra Josef Albers (1888-1976), étudiant ascétique de l’atelier de verre, qu’elle épousa en 1925. Alors dirigée par l’architecte Walter Gropius (1883-1969), l’école, terreau fertile d’expérimentations, laissait une place nouvelle aux femmes. Néanmoins, dès 1920, celles-ci furent confinées à l’atelier textile, une activité qui semblait adaptée à la constitution féminine et qui répondait aux préjugés de genre persistants dans l’Allemagne du début du XXe siècle. Mais comme Anni Albers fit de toutes les contraintes une force productive, elle eut l’intuition que le travail des fils, s’il était réalisé avec rigueur, imagination, et dans un rapport direct aux matériaux, pouvait devenir un moteur pour l’art et la vie modernes. L’atelier textile évacua couture, macramé et broderie, pour se concentrer sur l’art du tissage. Bien que représentant le point aveugle du Bauhaus, l’atelier textile était celui qui répondait le plus directement aux objectifs déclarés de son directeur : une refonte des relations entre art, artisanat et industrie au service de l’architecture. L’atelier textile connut deux phases. Une première d’expérimentation libre dégagée des contraintes de la production (1922-1925), et une seconde, fonctionnelle, de production pour l’industrie (1926-1933). Si, au départ, les œuvres textiles imitaient la peinture, se présentant comme des « images faites de laine », l’atelier construisit progressivement, et discrètement, la spécificité des textiles modernes : les Strukturstoffe, tissages structurels excluant tout rapport au décoratif et à l’ornementation. L’art textile moderne s’inventa, dans les ateliers expérimentaux européens, comme un art de la construction, associant ingénierie et esthétique, et cherchant par analogie avec l’architecture les moyens de sa légitimation.
Parmi les artistes-designers de l’atelier, aucune ne se concentra aussi exclusivement sur les potentiels de la structure textile qu’Anni Albers. Ses pièces tissées, tentures murales de grands formats, tissus d’ameublement, ou prototypes pour l’industrie, utilisaient un répertoire de formes et de couleurs limitées, des « moyens minimaux » pour des « effets maximaux ». Le diplôme d’Anni Albers (1930), un bijou d’ingénierie acoustique et visuelle, réalisé pour un théâtre construit par l’architecte Hannes Meyer (1889-1954), le deuxième directeur du Bauhaus, constitua l’apogée de son travail allemand et son « passeport pour l’Amérique ». Grâce au soutien indéfectible de l’architecte Philip Johnson (1906-2005), le couple Albers émigra au Black Mountain College, en Caroline du Nord, en 1933. Ils y restèrent jusqu’en 1949, date de l’exposition monographie d’Anni Albers au musée d’Art moderne de New York, une première pour une artiste textile, à l’initiative, toujours, de Philip Johnson.
Au cours des huit années passées au Bauhaus (1922-1930), Anni Albers put établir les grands principes directeurs de sa pensée pratique du textile. Cette pensée ou logique textile, ce que d’autres auteurs, comme Tim Ingold ou T’ai Smith nomment « textilité22Voir Tim Ingold, « The Textility of Making », Cambridge Journal of Economics, no 34, 2010, p. 91-102. Dans une perspective deleuzienne et vitaliste, Tim Ingold propose le concept de « textilité du faire ». Il le définit, contre un modèle hylomorphique de création (imposer une forme sur un matériau par la médiation d’un dessin mental préalable), comme « la connaissance tactile et sensuelle de la ligne et de la surface qui avait guidé les praticiens à travers leurs matériaux variés et hétérogènes » (p. 92). La textilité est conçue comme la structure technique qui sous-tend tous les processus de fabrication. » (textility), implique de considérer le textile non pas comme une catégorie d’objets mais comme une méthode de pensée et d’action. Les textiles englobent à la fois des objets, des techniques de production, mais plus largement une série de problèmes, esthétiques, technologiques, structurels, qui dépassent largement le champ plus restreint des objets textiles. L’architecture, qui fut au cœur du Bauhaus, constituait pour Anni Albers un modèle de production et une trame pour l’établissement de sa pensée textile centrée sur l’idée de la « construction ». Ainsi, l’architecture constitua une part importante de la logique interne des textiles modernes.
Les tissages modernes, entre ingénierie et esthétique
Le tissage, pour Anni Albers, était un espace de construction. Anni Albers s’attacha aux qualités structurelles des matériaux textiles, tout autant qu’aux motifs et design nouveaux. Elle eut aussi rapidement l’intuition que tout l’intérêt des productions textiles résidait dans leur double dimension d’objets techniques (et d’ingénierie) et esthétiques. Le tissage mécanique pratiqué par Anni Albers est effectivement un art régulé qui opère par la rencontre à angle droit de deux systèmes de fils (la chaîne et la trame) et leur mise en tension par une machine, aussi simple soit-elle : le métier à tisser. La rencontre entre ces deux dimensions, technique (code et grille abstraite sous-jacente) et esthétique, constituait ainsi l’élément principal du tissage. Celui-ci était un lieu de rencontre entre des « intérêts artistiques, scientifiques et technologiques ». Les objets textiles, dès lors, oscillaient entre « art et science industrielle33Anni Albers, « Tactile Sensibility », in id., On Weaving (1965), Mineola, Dover Publications, 1993, p. 63. ». Pour Anni Albers, le terme « texture » résultait de la rencontre entre ces deux dimensions du tissage :
C’est le résultat, apparent en surface, de la manière dont des unités de fils interdépendantes sont reliées pour former un tout cohérent et flexible […] la texture est le point central du tissage44A. Albers, « Designing as Visual Organization », in id., On Weaving, op. cit., p. 75.…
Cette dialectique n’était pas propre à Anni Albers, elle constituait même un des enjeux fondamentaux de l’atelier textile : la recherche d’un point d’équilibre nouveau, entre ingénierie et esthétique, au sein d’un même objet, rendu apparent dans la texture des objets textiles. Gunta Stölzl (1897-1983), étudiante de l’atelier textile du Bauhaus, devenue la première femme maître de la forme de l’atelier en 1926, proposait une distinction similaire, dans un texte de 1931. Elle soulignait la double dimension des objets textiles, leur soumission d’une part à
des exigences techniques précises […] : résistance à la déchirure, résistance à l’abrasion, élasticité, extensibilité, transmission de la lumière ou opacité, solidité des couleurs, résistance à la lumière
et d’autre part
l’exigence de beauté, l’effet d’un tissu dans une pièce, le toucher d’un tissu55Gunta Stölzl, « Die Entwicklung der Bauhausweberei », in Magdalena Droste, Manfred Ludewig (éd.), Das Bauhaus webt: die Textilwerkstatt am Bauhaus, Berlin, G+H Verlag, 1999, p. 236-237..
Cette recherche d’une union entre aspect fonctionnel et aspect esthétique des objets, entre forme et technologie, si elle fut au cœur des préoccupations du Bauhaus dès son ouverture et, plus largement, de l’avant-garde allemande, mit du temps à se définir au sein de l’atelier textile et ne fut rendue explicite et systématique qu’à partir du déménagement de l’école à Dessau et de son tournant ouvertement fonctionnaliste. Elle était cependant en germe dès l’ouverture de l’atelier.
Une des singularités des productions d’Anni Albers fut précisément sa constance, à la fois dans l’utilisation systématique du tissage au détriment des autres pratiques d’étoffe, ainsi que dans une recherche rigoureuse et appliquée qui faisait de l’esthétique le résultat de la rencontre entre des éléments essentiels et structurels. Ses premiers tissages, les tentures murales, larges tissus suspendus, adaptés à des usages architecturaux, consistaient en des constructions simples qui rendaient apparente leur structure. Au-delà de l’expression locale de l’idée que la forme suivait la fonction, elle avait l’intuition que c’était dans le maillage spécifique de ces deux champs — ingénierie et esthétique — que se jouaient la singularité des objets tissés et leur possible orientation vers des enjeux modernes.
Textiles architecturaux
Anni Albers rendit explicite, rétroactivement, dans une sélection de textes publiés dans un recueil intitulé On Weaving (Du tissage) et publié en anglais en 1965, le lien entre textile et architecture. Elle y soulignait un lien direct entre l’architecture en tant qu’art majeur, aboutissement du Bauhaus, et lieu ultime de la production des formes du futur (« Le but de toute activité plastique est la construction66Walter Gropius, Programm des staatlichen Bauhauses in Weimar, 1919. ! ») et les pratiques de tissage. À nouveau, ce lien fut constitué de façon collective par l’ensemble des membres de l’atelier. L’analogie avec l’architecture, malgré leur « différence d’échelle77A. Albers, « The Pliable Plane: Textiles in Architecture » (1957), in id., Selected Writings On Design, Brenda Danilowitz (éd.), Hanovre, Wesleyan University Press, 2000, p. 44. », leur permettait de positionner les problématiques textiles au cœur des débats et des enjeux modernes. Ces liens entre textile et architecture s’exprimèrent dans les textes et interviews ultérieurs d’Anni Albers de façon d’abord métaphorique. Elle spécifiait la façon dont elle aimait
se concentrer, comme un architecte doit se concentrer sur le fonctionnement d’une maison, donc j’ai aimé me concentrer sur ce que ce matériau spécifique exigeait88Sevim Fesci, « Oral history interview with Anni Albers », enregistrement sonore et transcript, 5 juillet 1968. Smithsonian Institution, Archives of American Art, (DSI-AAA_CollID)12134. Disponible en ligne (consulté le 10 janvier 2018)..
Les tisserandes représentaient ainsi une version en miniature de l’architecte. Au-delà de la métaphore, Anni Albers insistait sur les grandes similitudes méthodologiques entre les deux disciplines. D’une part, l’architecture était, elle aussi, un point de croisement entre structure et matière, ingénierie et art. D’autre part, s’il y avait une différence de nature entre les deux arts, l’architecture étant « l’ancré, le fixe, le permanent99A. Albers, « The Pliable Plane: Textiles in Architecture », op. cit., p. 44. » et les textiles en étant « l’antithèse », Anni Albers soulignait que :
Tous deux construisent un ensemble à partir d’éléments distincts qui conservent leur identité, une manière de procéder fondamentalement différente de celle du travail du métal par exemple, ou de l’argile, où les parties sont absorbées dans une entité1010Ibid..
Cette idée d’une similitude dans la méthode de construction entre architecture et textile, par la préservation des blocs, des unités utilisées, revint de façon récurrente :
C’est construire un tout à partir de petits éléments1111A. Albers, « Weaving, Hand », in id., On Weaving, op. cit., p. 22..
Ou encore :
Je pense que c’est ce qui se rapproche le plus de l’architecture, parce qu’il s’agit d’une construction à partir d’éléments individuels, d’un ensemble composé de plusieurs éléments. Oui, parce que vous êtes en train de construire quelque chose. Alors que la peinture, elle, est appliquée sur quelque chose1212S. Fesci, « Oral history interview with Anni Albers », op. cit..
Ce travail de la construction, Anni Albers la mettait en œuvre directement dans ses productions textiles. Elle partait d’éléments de composition simplifiés et produisait des formes complexes suivant un principe de générativité modulaire (par la combinaison et recombinaison des éléments). Sa première tenture murale de 1924 était représentative de cette simplicité : des bandes de largeurs différentes, horizontales et verticales, avec une composition centrée et un système simple d’inversion de couleurs. Ce principe de bandes horizontales avec un point focal et central fut réutilisé dans deux autres tentures murales de 1924 et 1925, une en noir, blanc et gris et une en jaune, noir et beige. Les niveaux de complexité formelle augmentèrent avec la multiplication des bandes horizontales, probablement inspirées par l’architecture des marbres toscans qu’elle avait pu découvrir la même année lors d’un séjour italien1313Mary Jane Jacob, « Anni Albers: A Modern Weaver as Artist », in Nicholas Fox Weber et al., The Woven and Graphic Art of Anni Albers, cat. exp., Washington, Smithsonian Institution Press, 1985, p. 81.. D’une composition centralisée, elle est passée à des arrangements divers de modules rectangulaires. Dans ses gouaches et dessins préliminaires, on peut voir son intérêt pour les couches et la stratification de couleurs, les niveaux d’opacité et de transparence qui permettaient, comme le formule Briony Fer, « une dynamique picturale du “voir à travers” ou de “bloquer la vision” […] avec lesquels elle animait une surface textile par la lumière1414Briony Fer, « Close to the Stuff the World is Made of: Weaving as Modern Project », in Ann Coxon, Briony Fer, Maria Müller-Scharek (éd.), Anni Albers, New Haven, Yale University Press / Londres, Tate Publishing, 2018, p. 28. ». Par la gradation des couleurs, les jeux de profondeur et de lumière, la modularité des composants et l’utilisation de couleurs basiques, elle parvenait à produire mouvement et rythme. Cette pratique ascendante et combinatoire qui partait d’un nombre réduit d’unités élémentaires pour construire des systèmes complexes se retrouva tout au long de sa pratique textile, mais aussi théorique et pédagogique.
À travers l’analogie avec l’architecture, Anni Albers marquait une distance entre la pratique textile et la peinture, la production d’images, pour se rapprocher des questions liées à la construction. Ces similitudes qu’elle observait tant dans les méthodes que dans les enjeux plastiques partagés par l’architecture et le textile la poussaient à chercher « une nouvelle entente entre l’architecte et le tisserand inventif1515A. Albers, « The Pliable Plane: Textiles in Architecture », op. cit., p. 51. ». Elle voyait dans les potentiels de collaboration la possibilité stratégique de sortir les objets textiles de l’ornière du décoratif et de les repositionner au cœur des enjeux modernes :
De nouvelles utilisations des tissus et de nouveaux tissus pourraient résulter d’une collaboration ; et les textiles, qui ne sont souvent qu’une réflexion après coup dans la planification, pourraient reprendre leur place en tant que contribution à la réflexion1616Ibid.. […] Au lieu d’ajouts décoratifs, ils deviennent ainsi un élément architectural à part entière, une contrepartie aux murs solides1717Ibid., p. 50..
Malgré ces tentatives collectives de mettre sur un même plan textile et architecture, les textiles restèrent néanmoins, jusqu’aux années 1930, largement considérés comme un ajout fonctionnel-esthétique.
Les textiles au service de l’architecture
Anni Albers se concentra sur la production de formes qui avaient une « qualité de service » et qui, de ce fait, pouvaient servir les architectures existantes. Elle produisit une série de tentures murales (Tissus suspendus, 1924-1926), des dessins pour des tapis (Design pour un tapis de Smyrna, 1925 ; Design pour un tapis en jute, 1927), des rideaux de fenêtre destinés au café d’un théâtre à Dessau (1928) et à Opole en Haute-Silésie (1928), des dessins pour des dessus-de-lit (1928), un tapis pour une chambre d’enfant (1928), une nappe en coton (1930), jusqu’à son diplôme, en 1930. Dans un texte de 1948, elle citait Paul Klee :
Paul Klee, parlant du tissage effectué dans l’atelier du Bauhaus, a dit un jour : “Après tout, les textiles sont au service des objets”. […] le problème est essentiellement le suivant : fabriquer un tissu qui sert bien1818A. Albers, « Fabrics », Arts and Architecture, no 65, mars 1948, p. 33..
Dans une interview donnée en 1968, Anni Albers élabora sur ces qualités de service :
Et j’ai essayé de développer au mieux cette qualité de service pour que le tissu d’ameublement soit vraiment adapté à l’ameublement, que le tissu de draperie soit bien une draperie, etc. […] Et j’ai essayé de les faire de manière à ce qu’ils reflètent partiellement la lumière, qu’ils puissent être brossés, qu’ils puissent être fixés droit et facilement sur le mur […], vous savez. Ainsi, une tâche spécifique ouvre à des façons particulièrement intéressantes de traiter votre choix de matériaux, votre technique, etc.1919S. Fesci, « Oral history interview with Anni Albers », op. cit..
Ainsi un objet textile était, pour Anni Albers, constitué par le point de croisement entre structure et esthétique, qui devait être dirigé par la qualité de service qu’il pouvait ou devait occuper au sein d’une architecture. Sa texture était, elle, conditionnée par la fonction et la place que le tissu devait prendre au sein de l’architecture. Anni Albers se concentra au Bauhaus quasiment exclusivement sur les relations entre textile et architecture. Cette qualité de service était définie par Walter Gropius à travers ce qu’il nommait « le bel objet ». Celui-ci résultait de « la maîtrise magistrale de toutes les données économiques, techniques et formelles à la base de son organisme2020W. Gropius, Architecture et société, Lionel Richard (éd.), Dominique Petite (trad.), Paris, Éditions du Linteau, 1995, p. 37. ». Le bel objet était celui qui échappait au jugement de « goût ». Le jugement esthétique était paramétré par les nouvelles données : expression de la vérité des matériaux, économie de moyens et maîtrise des techniques spécifiques. Cette position fut confirmée par Anni Albers dans un texte de 1924 : « Une chose est agréable aujourd’hui si sa forme est conforme à sa fonction, si elle est bien faite, et de matériaux bien choisis2121Annelise Fleischmann [Anni Albers], « Wohnökonomie », Beilage der Neue Frauenkleidung und Frauenkultur, no 21, Karlsruhe, 1924 ou 1925, p. 7-8. ». Ce bel objet, cet objet qui sert bien, avait ainsi un double enjeu. Il devait non seulement prendre une forme « claire et simple » qui permettait de bien servir au détriment de l’ornement superflu — « la bonne chose ne peut avoir qu’une solution claire, le type2222Ibid. ». Mais il devait également « véhiculer dans sa forme de l’attention et de la pureté2323A. Albers, « The Loom », in id., On Weaving, op. cit., p. 26. », c’est-à-dire porter cette vérité des matériaux et les nouvelles valeurs des fabricants (sobriété, attention, inventivité). Ces nouvelles formes d’attention portées aux objets soulignaient également l’intégration du travail d’Anni Albers dans les objectifs définis par Walter Gropius pour les arts appliqués au Bauhaus qui consistaient à
lutter pour une nouvelle qualité de travail […] contre les succédanés, contre le travail médiocre et le dilettantisme dans les arts appliqués2424W. Gropius, Architecture et société, op. cit., p. 38-39..
L’artiste-ingénieur-artisan devait faire preuve d’une discipline nouvelle offrant à chaque objet sa plus grande attention. Cette définition des objets de service, qui coïncidait chez Anni Albers avec le « bel objet » tel que défini par Gropius, rappelle que le Bauhaus avait pour vocation non pas de produire des objets d’art au sens classique, mais de produire, au sens large, les formes du futur.
L’artiste-ingénieure
Anni Albers redoublait ce geste de définition et de repositionnement du textile dans des problématiques architecturales par l’ouverture rétrospective sur une nouvelle figure artistique : l’artiste-ingénieure. Cette figure du début du siècle fut centrale pour le constructivisme russe2525Maria Gough donne un aperçu détaillé des débats au sein d’Inkhouk concernant la figure de l’artiste-ingénieur (et des rôles respectifs de l’artiste et de l’ingénieur dans le régime de production), notamment à travers ses formulations chez Varvara Stepanova et Boris Kushner (1888-1937). Maria Gough, The Artist as Producer. Russian Constructivism in Revolution, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 101-106.. On la retrouvait dans les slogans de Naum Gabo (1890-1977)2626Naum Gabo visita le Bauhaus, en 1923, avec Lazar Lissitzky (1890-1941), et écrivit pour le journal du Bauhaus. Naum Gabo, « Gestaltung ? », Bauhaus, vol. 2, no 4, Dessau, 1928, p. 2-6. À la suite d’une série de quatre conférences (originellement cinq) commandées par Hannes Meyer et qui se déroulèrent du 2 au 9 novembre 1928. Voir Martin Hammer, Christina Lodder, Constructing Modernity: The Art & Career of Naum Gabo, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000, p. 165. par exemple : « L’ingénieur n’a pas besoin de l’aide de l’artiste. Mais plutôt le contraire. Il est lui-même un artiste », suivi de « Nous demandons à l’artiste qu’il transfère la pensée constructive de l’ingénieur dans l’art2727N. Gabo, « Wir sind nicht nur konstruktivisten… » (1925), cité dans M. Hammer, C. Lodder, Constructing Modernity, op. cit., p. 124. ». La position de l’artiste-ingénieure composait habilement avec les dialectiques technologique/artistique, individuel/universel, processus/produit. En ajoutant à l’artiste-ingénieure la dimension artisanale des textiles, Anni Albers rompait également avec la spécialisation des tâches en assurant toute la chaîne de production, de la conception à la fabrication. L’artiste-ingénieure était également celle qui reconnaissait et acceptait de participer au régime moderne de production. Ce positionnement stratégique, l’artiste textile à la fois en architecte et en ingénieure, fit basculer le médium textile de la décoration à la construction. Il permettait aussi de s’extraire définitivement des régimes binaires arts majeurs/arts mineurs, artisanat/industrie, féminin/masculin, en faisant fusionner sous la catégorie « art » ces trois figures et en positionnant le curseur de l’esthétique à la rencontre du structurel et du pictural. On peut ici reprendre les mots de Josef Albers, le terme composite d’Imagineering (Imagénieuries)2828Josef Albers, Search Versus Research, Hartford, Connecticut, Trinity College Press, 1969, p. 20. pour qualifier les objectifs textiles produits par Anni Albers. Cette figure fut plus largement celle que le Bauhaus s’engagea à construire, en s’inspirant des exemples prémodernes, notamment, dans les guildes d’artisans médiévales, des figures d’artistes-artisans qui travaillaient à la jonction de la technè et de la poesis.
Le diplôme d’Anni Albers : technologies textiles
Le diplôme d’Anni Albers au Bauhaus, obtenu en février 1930, fut la production la plus emblématique de cette position nouvelle d’artiste-ingénieure. Son projet final était une série de panneaux textiles pour la scène de la Bundeschule du Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund, un nouvel auditorium construit par Hannes Meyer, alors directeur du Bauhaus. Hannes Meyer se rendit rapidement compte d’un problème dans l’auditorium : une mauvaise acoustique, due à la forme cubique de l’auditorium, produisait un terrible écho, et sa proximité avec le réfectoire le rendait d’autant plus problématique. Un autre problème concernait la lumière. Les architectes n’avaient prévu qu’une rangée de fenêtres, sur un côté de l’auditorium, rendant l’entrée de lumière inégale et insuffisante. Hannes Meyer demanda donc à Anni Albers de réfléchir à une solution à la fois pour le son et pour la lumière.
Elle débuta le travail sur la conception des panneaux textiles en 1928, qu’elle acheva en 1929, et soumit au jury de l’école en 1930. Alors que les rideaux de scène étaient jusque-là conçus traditionnellement en velours, lourds, opaques, dans des couleurs sombres, pour dissimuler les empreintes de doigts et autres taches, Anni Albers développa, grâce à son emploi de nouvelles fibres (cellophane) et de structures simples (chaîne en coton), un tissu technologique qui permettait d’un côté l’absorption du son (trame en chenille) et, de l’autre, la réflexion de la lumière (trame en cellophane aux couleurs métalliques argentées). Ainsi, comme le souligne Sigrid Wortmann Weltge, Anni Albers « développe une solution entièrement nouvelle concernant le problème de la lumière et de l’acoustique2929Sigrid Wortmann Weltge, Bauhaus Textiles. Women Artists and the Weaving Workshop, Londres, Thames and Hudson, 1993, p. 104. ». Les matériaux utilisés, leurs propriétés visuelles et tactiles, auditives, de vibration, permettaient la construction d’un espace singulier au sein de l’architecture. Cette innovation technologique fut ensuite analysée par l’entreprise Zeiss Ikon Goertz AG. qui confirma ses qualités et valida la prouesse technologique. Le processus de diplôme d’Anni Albers n’est pas documenté, néanmoins on peut imaginer qu’elle travailla pendant une année au développement des panneaux textiles en expérimentant avec différents types de matériaux et de structures jusqu’à obtenir ces effets absolument inédits.
Le Bauhaus obtint une commande à hauteur de trois mille Reichsmarks pour produire trois cents mètres de tissu3030Voir « 300 meters of “silver fabric” for the lecture hall — Anni Albers’s Bauhaus diploma thesis », bauhaus-denkmal-bernau.de, en ligne (consulté le 4 juillet 2020)., supposés couvrir la quasi-totalité de la pièce. Ainsi, après le départ d’Anni Albers, ce fut l’atelier du Bauhaus qui s’attela à la fabrication du textile recouvrant les panneaux. Les morceaux furent ensuite cousus ensemble verticalement par la société Max Stapelberg à Berlin-Steglitz, par tranches d’un mètre et posés sur des panneaux de bois.
D’autres innovations de ce type furent produites par les artistes de l’atelier textile, notamment une structure en tissu de cellophane et de coton réalisée quelques années plus tard par Gunta Stölzl, après son départ du Bauhaus, pour le cinéma Kino Urban à Berlin (septembre 1934) et le Théâtre Corso à Zurich (1933) ; et les multiples brevets déposés par Otti Berger (1898-1944) pour des tissus lavables3131Voir par exemple une publicité diffusée au mois d’août 1934 dans le magazine International Textiles, publié à Londres, intitulée « Otti Berger Stoffe, bei Wohnbedarf, Zurich ». Elle présentait notamment un rideau en soie lavable. Voir Judith Raum, « Diagonal. Pointé. Carré — Goodbye Bauhaus? Otti Berger’s Designs for Wohnbedarf AG Zurich », Bauhaus Imaginista, février 2019, en ligne (consulté le 5 février 2022).. Le diplôme d’Anni Albers fut une de ses grandes fiertés. Elle continua à le mentionner, dans ses interviews ultérieures, comme un de ses aboutissements textiles majeurs. Ce diplôme fut aussi, selon Philip Johnson, son « passeport pour l’Amérique3232A. Albers, entretien avec Nicholas Fox Weber, enregistrement sonore, disque A. Josef and Anni Albers Foundation. ». Lors d’une rencontre avec le jeune architecte américain, alors directeur du département d’architecture au musée d’Art moderne de New York, elle lui présenta ses échantillons textiles, dont le fameux tissu de l’auditorium de Bernau. Il fut fasciné par les réalisations d’Anni Albers, facilitant ainsi le départ du couple Albers d’Allemagne et leur installation au Black Mountain College, en 1933.
Le plan pliable et une histoire textile de l’architecture
La pensée architectonique des textiles d’Anni Albers était, elle, soutenue par les théories de Gottfried Semper (1803-1879). On retrouve, notamment dans son texte de 1957 « Le plan pliable : textiles en architecture » (« The Pliable Plane: Textiles in Architecture »), un certain nombre de principes qui faisaient écho aux propositions de Gottfried Semper3333Barry Bergdoll fait le lien entre Gottfried Semper et Walter Gropius, à partir d’une citation de Semper par Gropius, dans une conférence de 1919. Barry Bergdoll, Leah Dickerman, « Bauhaus Multiplied: Paradoxes of Architecture and Design in and after the Bauhaus », Bauhaus 1919—1933: Workshops for Modernity, cat. exp., New York, The Museum of Modern Art, 2009, p. 42-43.. Bien qu’Anni Albers n’ait peut-être pas eu une connaissance directe de ses écrits (en tout cas rien ne l’atteste), la remise en question de la coupure entre beaux-arts et arts appliqués et la critique du mode de production industriel qu’il effectuait au même moment que John Ruskin (1819-1900) et William Morris (1834-1896) avaient, de fait, par leur ampleur, eu un fort impact au Bauhaus. Si les liens sont circonstanciels, Anni Albers ancrait elle aussi les relations entre textiles et architectures dans des formes primitives d’architectures nomades faisant du « plan pliable » l’origine de l’architecture :
Au début, ils avaient en commun le but de fournir un abri, l’un pour une vie sédentaire, l’autre pour une vie d’errance, une vie nomade. […] un matériau qui, par-dessus toutes les autres caractéristiques, était souple et donc facilement transportable3434A. Albers, « The Pliable Plane: Textiles in Architecture », op. cit., p. 44..
Ici encore Anni Albers pointait la constance de la fonction de ces premières architectures nomades :
Des premiers abris de peaux à la dernière tente de camping, en temps de paix comme en temps de guerre, l’idée d’une maison transportable et donc légère est restée essentiellement la même3535Ibid., p. 46..
Elle soulignait l’évolution des besoins d’une société devenue majoritairement sédentaire où l’architecture transportable se trouvait désormais reléguée aux marges, pour le « touriste ou le guerrier3636Ibid. ». L’évolution de ces besoins se manifestait également dans l’apparition, pour Anni Albers, de ce qu’elle nommait la « fonction esthétique » au fur et à mesure que les textiles perdaient leurs fonctions initiales, architecturales, de « gardiens de nos vies3737Ibid. », leurs fonctions de protection de l’extérieur. Néanmoins leur mobilité leur conférait toujours une valeur « extra-esthétique ». Cette vision anthropologique de l’architecture dominait chez Gottfried Semper, qui hiérarchisa les quatre éléments premiers de l’architecture : le foyer étant l’élément central et moral et les trois autres, le toit, la terrasse et la clôture, ayant pour vocation la protection de cet élément central. La fonction de protection n’avait pas disparu, mais s’était déplacée, soulignait Anni Albers, passant de l’extérieur (et du corps) à l’intérieur (draps, couvertures, tapis, rideaux). Elle endossait de nouvelles responsabilités comme celle de protection acoustique « dans un monde de plus en plus bruyant3838Ibid., p. 47. ». Anni Albers développa une vision du textile comme forme architecturale première et originelle, fusionnant une histoire formelle de l’abstraction avec une histoire sociale et structurelle de l’architecture.
Les œuvres d’Anni Albers ne se firent jamais l’expression d’une théorie, mais embrassaient, par une pratique « d’absorption », différentes influences présentes dans l’air du temps. Ces influences agissaient davantage par la fréquentation des œuvres et les conversations que par une lecture assidue des textes. Elle navigua et construisit sa spécificité textile en prenant ce qui était nécessaire, là où c’était nécessaire : dans les arts anciens, les théories de l’ornement, les œuvres des grands maîtres de l’école (Johannes Itten, Paul Klee, Vassily Kandinsky) et les pensées et pratiques de l’architecture moderne. Les objets textiles, malgré l’ouverture proposée à la fois par le Bauhaus et les réformes dans la pensée de l’art, restèrent cependant dans l’angle mort de la théorie et rarement adressés directement. Si l’ouverture des cadres de pensée par des penseurs comme Gottfried Semper ou Wilhelm Worringer (dont l’ouvrage de 1907, Abstraction et empathie, fut largement diffusé au Bauhaus) permirent, par l’influence diffuse qu’ils eurent dans l’école, d’asseoir les fondements d’une logique textile, cette dernière restait néanmoins encore entièrement à produire.
Les textiles architecturaux du Black Mountain College
Le déplacement d’Anni Albers sur le continent américain, à partir de 1933, lui fit faire un pas de côté et délaisser les textiles intégrés à l’architecture au profit de « textiles picturaux », plus proches des formats de la peinture et des techniques de la tapisserie. Néanmoins, les influences architecturales demeurèrent très fortes. En 1949, Anni Albers bénéficia d’une exposition monographique au musée d’Art moderne de New York. Philip Johnson, son commissaire d’exposition, donna une part importante aux réflexions menées au Bauhaus, à la part architecturale des textiles et aux découvertes d’Anni Albers en ingénierie textile. Les séparateurs d’espace jouant de différents types de transparence étaient une nouveauté de design :
J’ai fait une série de cloisons de séparation qui était aussi une invention (conception) à ce moment-là — elle existait probablement mais était assez inhabituelle. Et j’ai pensé que les architectes pourraient, et bien, utiliser des matériaux séparant les pièces au lieu de toujours utiliser des murs rigides. J’ai donc réalisé une série de sept ou huit, je crois, matériaux différents dans des opacités différentes. Vous pourriez regarder à travers ce mur très ouvert avec des espaces de 4 pouces entre les deux. […] Et j’en ai également fait une qui est assez opaque […]3939S. Fesci, « Oral history interview with Anni Albers », op. cit..
Anni Albers revint ainsi aux questions du Bauhaus (la fonction architecturale des textiles), à travers sa réponse à des commandes spécifiques dans les années 1940 et une série de textiles produite spécialement pour l’exposition de 1949.
En effet, durant ses années au Black Mountain College, Anni Albers réalisa des séries de textiles architecturaux pour des commandes sur mesure. Au milieu des années 1930, elle conçut des tissus d’ameublement, en coton, cellophane et rayonne, pour la boutique de Rena Rosenthal4040Rena Rosenthal possédait un magasin sur Madison Avenue à New York où elle vendait des tissus, des objets en métal, bois, céramique, verre, faits à la main. Elle était connue pour son influence dans le domaine de la mode et du design. (1880-1966), sur Madison Avenue, à New York. De tons naturels, le tissu comportait de larges bandes verticales. La chaîne était en coton beige et la trame faisait alterner des fils beiges et des fils en plastique blanc donnant un aspect sobrement lumineux et scintillant au tissu. Un autre tissu avec des bandes horizontales présentait des tons pastels plus inhabituels dans la production d’Anni Albers. Les jeux de transparence et d’opacité permettaient une dynamique des regards asymétriques : voir l’extérieur depuis l’intérieur, sans être vu en retour. En 1944, Philip Johnson commanda pour la maison d’amis Rockefeller (Rockefeller Guesthouse), sur la 52e rue à New York, des tentures. La maison était conçue comme un lieu d’exposition privé pour la collection d’art moderne de Blanchette Rockefeller4141La Rockefeller Guesthouse est considérée comme un monument moderne, en brique et en verre. Elle fut léguée au musée d’Art moderne de New York en 1955 et vendue en 1989, lors d’une vente aux enchères artistiques (une première pour une maison particulière). Blanchette Rockefeller fut elle-même présidente du musée d’Art moderne de New York, de 1972 à 1985. (1909-1992) et avait été construite par Philip Johnson. Anni Albers produisit un tissu en chenille, cellophane et lurex cuivré, avec des motifs de bandes verticales qui jouaient de l’alternance entre le jour et la nuit : plein et mat à la lumière du jour, et scintillant à la lumière artificielle la nuit.
Les techniques employées devaient servir l’architecture : la production de tissus anti-poussière, ou l’usage du tissage Leno (gaze) pour faire passer l’air et la lumière. Dans le cadre de l’exposition du musée d’Art moderne, Philip Johnson jouait avec la tridimensionnalité des textiles, leur capacité d’agencement les uns avec les autres, leurs qualités de transparence et d’opacité, leur capacité à créer un espace à plusieurs dimensions et à engendrer un rythme et un mouvement. Philip Johnson conçut, pour cette exposition, un environnement textile total en jouant avec les textiles de natures variées d’Anni Albers.
Le Camino Real : un art intégré à l’architecture
Depuis le Black Mountain College, le couple Albers fit une série de voyages en Amérique latine et en particulier au Mexique où ils découvrirent notamment le complexe pyramidal de Monte Alban (où ils se rendirent à plusieurs reprises) et qui eut un impact fort et immédiat sur leur production. Anni Albers n’exposa pas au Mexique, à l’exception d’une pièce conçue tardivement et spécifiquement pour l’hôtel Camino Real, à Mexico City, en 1968. Construit au moment des Jeux olympiques, l’hôtel fut conçu par l’architecte mexicain Ricardo Legorreta (1931-2011), en association avec l’architecte germano-mexicain Mathias Goeritz (1915-1990). Ricardo Legorreta était un proche de Luis Barragan (1902-1988), qui fut un des consultants pour le projet. Ricardo Legorreta avait un style géométrique coloré, empruntant au modernisme international et aux traditions des constructions locales.
L’hôtel Camino Real, une de ses premières réalisations, constitua un manifeste architectural : des couleurs flamboyantes et des espaces intimes, baignés de lumière. Le design de l’hôtel fut organisé avec soin. Knoll International avait la supervision du projet de design d’intérieur, et Ricardo Legorreta invita une série d’artistes à produire des œuvres spécialement pour l’hôtel, dont Alexander Calder (une sculpture pour le foyer), Rufino Tamayo, et Mathias Goeritz (une peinture murale dorée pour un escalier). Anni Albers fut, elle, sollicitée pour concevoir une œuvre textile pour le bar de l’hôtel. Ce textile, en feutre de grandes dimensions, signait le passage définitif de sa production textile à une production graphique, d’impression et de sérigraphie vers laquelle elle se tourna, au milieu des années 1960, et qui occupa les dernières décennies de sa vie. La grande tenture murale était composée de motifs en triangle aux trois couleurs vives, rouge, rose et pourpre foncé, clairement inspirées par des décennies de visites de sites architecturaux mexicains. Associant l’apparente simplicité du motif avec une grande complexité dans l’agencement des triangles, Anni Albers proposait une abstraction mettant en lumière « les pyramides dans toutes leurs gloires4242Lettre d’Anni Albers à Inés Amor, 2 novembre 1966. Josef and Anni Albers Foundation, Josef Albers Papers, boîte 17, dossier 20. Cité dans Brenda Danilowitz, « Anni Albers and the mystery of Camino Real », article non publié transmis directement par l’auteure, 2016, p. 2. ». Brenda Danilowitz rapporte les mots enthousiastes de Ricardo Legorreta, qui écrivit à Anni Albers : « Votre tenture est comme tout ce que vous faites : formidable ; c’est parfait pour l’espace. Ça a été un privilège de travailler avec vous4343Lettre de Ricardo Legorreta à Anni Albers, 14 août 1968. Josef and Anni Albers Foundation, Anni Albers Papers, boîte 3, dossier 54(1). Cité dans ibid.. » La même année, Anni Albers produisit six lithographies éponymes composées des mêmes motifs en triangle.
Le travail avec l’architecture religieuse
Au milieu des années 1950, Anni Albers fut invitée à dessiner et produire un habillage pour l’arche (un parochet) de la synagogue Emanu-El à Dallas, Texas, par György Kepes (1937-2001). Ainsi se poursuivit ce travail sur les relations entre textile et architecture et cette fois-ci, en lien avec l’écriture des architectures sacrées. György Kepes, artiste, théoricien, éducateur et émigré hongrois, enseignant au MIT, et proche de László Moholy-Nagy (1895-1946), avait émigré aux États-Unis et avait enseigné, à partir de 1937, au Nouveau Bauhaus de Chicago. Il fut nommé directeur artistique (art coordinator) de la rénovation du temple de Dallas, dont l’architecture, conçue par Howard R. Meyer (1903-1988) et Max M. Sandfield (1903-1994), fut récompensée par un prix de l’American Institute of Architects (L’institut américain des architectes). Cette commande de nature religieuse fut, pour Anni Albers, la première d’une série, à travers laquelle son travail textile se confronta à de nouvelles dimensions. Ces œuvres monumentales renouaient avec les textiles architecturaux, tout en proposant une intersection nouvelle entre art et religion. Il faut rappeler qu’Anni Albers, probablement appelée par György Kepes pour son talent individuel et du fait de ses origines juives, se sentait, comme le formulait Nicholas Fox Weber, « juive au sens de Hitler4444Nicholas Fox Weber, « Anni Albers », The Bauhaus Group, six masters of modernism, New York, Alfred A. Knopf, 2009, p. 342. », elle dont la famille s’était convertie au protestantisme deux générations auparavant. Kelly Feeney rappelle qu’Anni Albers n’avait « jamais visité une synagogue avant le milieu des années 19504545Kelly Feeney, « Anni Albers: Devotion to Material », in Nicholas Fox Weber, Pandora Tabatabai Asbaghi (éd.), Anni Albers, New York, The Solomon R. Guggenheim Foundation, 1999, p. 118. » et que son rapport au religieux, et à la religion juive en particulier, était quasiment inexistant. Josef Albers, lui, était né dans une famille catholique et à la fin de sa vie s’était rapproché de la foi, et se rendait régulièrement à la messe4646Jean Charlot raconte que dès 1943, « Albers nous conduisait à la messe après le petit-déjeuner ». À Yale, Marjorie Jones, directrice du département d’impression aux Presses de l’université de Yale, racontait qu’elle voyait Josef Albers à la messe, tous les matins. Charles Darwent, Josef Albers: Life and Work, Londres, Thames & Hudson, 2018, p. 257.. À la question : « Êtes-vous, vous-même, religieuse ? », Anni Albers répondait :
Eh bien, pas d’une manière organisée. Mais je pense qu’il y a quelque chose en quoi tout le monde croit, qu’il le nie ou non. […] Et ils sont à la recherche de quelque chose. J’ai l’impression que l’art est ce quelque chose qui va au-delà de ce dont vous avez besoin dans vos activités quotidiennes, dans un sens4747S. Fesci, « Oral history interview with Anni Albers », op. cit.…
En 1957, Anni Albers produisit une série de panneaux protégeant et révélant la Torah. Les couleurs vertes, bleues, et dorées avaient été choisies pour entrer en résonance avec les fenêtres au design géométrique de György Kepes, dans les mêmes tonalités que les motifs de briques des murs du sanctuaire. Anni Albers proposa une solution originale : tisser sur des panneaux de bois coulissants. Cette solution économique (moins de métrage de tissu) lui permettait, en retour, d’utiliser du tissu argenté pour tapisser l’arrière du tabernacle4848Kelly Feeney, « Anni Albers: Devotion to Material », op. cit., p. 118-120.. Le matériau utilisé était le lurex, qui produisait un effet brillant et scintillant. L’agencement des motifs réguliers, mais en léger décalage les uns avec les autres, créait un effet d’ascension du regard. Cette proposition d’Anni Albers relevait de sa conception d’un design « bien fait » : une intégration dans son environnement, un jeu subtil avec les matériaux, une économie de moyens, une solution innovante en réponse à la contrainte, sans la signature directe de son auteur. Cependant, l’aspect des panneaux était si vif et si brillant que, lors de la présentation des motifs, au mois de novembre 1956, quelques voix du comité de construction s’étaient élevées pour demander que les tons soient obscurcis ou opacifiés. Anni Albers avait refusé, arguant principalement d’un manque de temps. La polémique s’estompa après la publication de photographies de son œuvre dans le magazine Life, au mois de novembre 19574949« Lofty Shrine: Dallas Congregation Dedicates Synagogue », Life, 25 février 1957, p. 62., qui lui offrit une médiatisation spectaculaire et inattendue. Ce travail d’Anni Albers orienta à nouveau sa production vers les relations entretenues entre architecture et textile.
Quelques années plus tard, en 1961, c’est à Woonsocket, Rhode Island, qu’Anni Albers fut invitée à travailler, par la congrégation B’nai Israël. L’architecte Samuel Glaser (1902-1983) responsable de la construction du temple, connaissait déjà le travail du couple Albers. Elle travailla, ici aussi, à la production d’un habillage d’arche pour le nouveau temple de la congrégation. Comme à Dallas, elle utilisa des textiles montés sur panneaux de bois. En revanche, la technique était différente, et plus proche de ses derniers textiles picturaux. Il s’agissait d’une sorte de brocart avec des fils flottés en jute, lurex et coton noir, blanc et doré. Contrairement à la première composition géométrique de Dallas, cette nouvelle proposition d’Anni Albers était plus sobre, avec des tons plus discrets, qui, pourtant, vus de loin, semblaient être tissés entièrement en or afin « d’accroître leur nature cérémonielle5050Lettre d’Anni Albers à Samuel Glaser Associates, juin 1962. Josef and Anni Albers Foundation, Anni Albers Papers, boîte 13, dossier 12. ». La composition de chacun des panneaux était identique : un fond doré constitué de bandes horizontales et verticales laissant apparaître un panneau centré (chaque panneau étant légèrement décalé par rapport aux autres). Ces panneaux étaient composés de fils flottés qui produisaient une impression scripturaire de signes mystérieux et indéchiffrables. Lorsque les panneaux étaient ouverts, quatre disparaissaient alors à la vue. Un long rideau diaphane avait été conçu pour être accroché au sommet des marches, avant d’arriver à l’arche.
Dans une lettre du mois de juin 1962 à Samuel Glaser, Anni Albers expliqua l’origine de l’œuvre. Celle-ci était issue de son tissage pictural en or, noir et blanc (black-white-gold). L’œuvre, « suggérant des messages codés écrits […] avec un caractère de rouleau », avait pour vocation d’ajouter au mystère de l’écriture divine. Anni Albers avait longuement hésité avant de décider de tisser l’œuvre elle-même. Dans un courrier précédent à Samuel Glaser, en 1961, elle avait accepté mais avec réticence : « Je suis d’accord avec vous pour dire que l’exécution doit être la mienne bien que je redoute l’idée d’être liée pendant très longtemps à ce travail5151Lettre d’Anni Albers à Samuel Glaser, 2 août 1961. Josef and Anni Albers Foundation, Anni Albers Papers, boîte 13, dossier 12.. » Les jeux de lumière qu’Anni Albers travailla, dans ces deux circonstances, étaient déjà très présents dans ses tissages picturaux du Black Mountain College. Ces six panneaux constituaient ainsi l’apogée du travail de la lumière dans les textiles d’Anni Albers. Le scintillement des panneaux, magnificence discrète, permettait, en fonction de l’éclairage, de diriger les regards vers les textes sacrés qu’ils protégeaient5252Un point à noter était le désintérêt d’Anni Albers pour l’installation des œuvres. Une fois qu’elle les avait produites, elle ne participait pas à leur installation. Il est même possible qu’elle n’ait jamais vu ses œuvres produites pour les lieux de culte installées. Pour preuve, les coins des tissus produits pour Woonsocket furent en partie coupés par ceux qui les installèrent (pour permettre une meilleure accroche aux panneaux de bois)..
Ainsi, dans le travail d’Anni Albers, textile et architecture sont intrinsèquement liés. Si les textiles s’intègrent et sont pensés pour des espaces architecturaux, l’architecture sert en retour à la fois de modèle méthodologique (une pensée de la construction, un travail des blocs, des combinatoires et de la modularité) et de point d’appui stratégique pour gagner en légitimité artistique. Si les textiles sont une version miniature de l’architecture, alors ils doivent être considérés sur un pied d’égalité et être intégrés au « grand art ». La pensée textile que développe Anni Albers, sur deux continents, durant plus de soixante ans, est profondément marquée par ses liens théoriques et pratiques à l’architecture, notamment dans l’idée de la production de formes multifacettes qui se situent à la rencontre de l’ingénierie et de l’esthétique : des images-structures. Par ailleurs, Anni Albers tirera une partie de sa reconnaissance de ses rencontres avec des architectes. Elle reçoit, en 1961, une médaille d’or d’artisanat de l’American Institute of Architects ; elle publie le texte « The Pliable Plane: Textiles in Architecture » dans le journal Perspecta. The Yale Architectural Journal, en 1957, après avoir été invitée à donner une série de conférences aux étudiants en architecture de la même université. Enfin, sur la quatrième de couverture de On Designing, l’architecte, ingénieur et designer visionnaire Richard Buckminster Fuller célébrait dans un texte poétique le « mariage historiquement réussi » des « facultés intuitives de sculpture de l’artiste et de l’art séculaire du tisserand », traçant un parallèle entre l’organisation des villes et des tissus qui « révèlent une structuration multidimensionnelle d’une grande complexité5353Richard Buckminster Fuller, à propos de Anni Albers, On Designing, New Haven, Pellango Press, 1959, quatrième de couverture. », analogie à laquelle Anni Albers avait elle-même tant œuvré.
Auteur
Ida Soulard est docteure en histoire de l’art (ENS / Université PSL) et curatrice indépendante. Elle est co-directrice de Glass Bead, une plateforme de recherche et une revue artistique, en ligne et bilingue. De 2013 à 2020, elle a été directrice artistique de Fieldwork : Marfa, un programme de recherche et de résidence international mené conjointement par les Beaux-Arts de Nantes et la HEAD-Genève et, en 2021, directrice et consultante artistique pour la conception d’une fondation privée et d’un programme artistique en Arménie. Elle a été co-curatrice avec Jennifer Burris de Marfa Sounding (2016-2018), un festival de performances, installations sonores et conversations à Marfa au Texas. Elle a récemment été commissaire des expositions Transmeare en collaboration avec Ulla von Brandenburg au FRAC Amiens et Une jeune fille, une machine et leur amitié à Image/Imatge, Orthez. Elle est également éditrice de Du Tissage (Les Presses du Réel, 2021), édition française du livre emblématique d’Anni Albers de 1965, et Manual for a future desert (Mousse Publishing, 2022). Elle a récemment publié son ouvrage Anni Albers, Abstractions concrètes. Une histoire textile de la modernité (Les presses du réel, 2024).
Pour citer cet article
Ida Soulard, « Les textiles architecturaux d’Anni Albers », KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.
URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/soulard
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