KUNST

Lien entre le costume et l’architecture

Extrait de Der Stil
Gottfried Semper
traduit par Isabelle Kalinowski

Table des matières

Résumé

Dans le premier volume de Der Stil, consacré à la question des origines textiles de l’architecture, Semper s’interroge plus précisément, dans les sections 57 et 58, sur les rapports entre « costume » et « architecture ». L’une et l’autre entretiennent des liens qui sont « pour une part directs, immédiatement concrets et matériels, et, pour une autre part », des liens d’analogie, « indirects et ethnologiques ». À partir du commentaire d’un passage de Démocrite d’Éphèse repris par Athénée, relatif aux costumes des Ioniens, Semper explore les modalités des références architecturales au vêtement (§ 57). Il développe ensuite une théorie du vêtement qui le subdivise en trois catégories, le « pagne », la « tunique » et le « châle », et associe à chacune d’entre elles des types de plissé entre lesquels il pense discerner l’évolution vers une plus grande « liberté » (§ 58).

Mots-clés

costume, architecture, vêtement, liberté, Démocrite d’Éphèse

Origine du texte

Ce texte est tiré de Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten, oder Praktische Aesthetik. Ein Handbuch für Techniker, Künstler und Kunstfreunde, vol. 1, Die textile Kunst für sich betrachtet und in Beziehung zur Baukunst, Frankfurt am Main, Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1860, p. 209-217. Il a été traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski avec la collaboration d’Estelle Thibault.

Texte

§ 57. Lien entre le costume et l’architecture

Démocrite d’Éphèse a écrit un livre sur le temple d’Éphèse et il a donné dans son introduction à cet ouvrage une description du luxe vestimentaire des Éphésiens qui nous a été transmise par Athénée11Le texte de Démocrite d’Ephèse est perdu et ne nous est connu que par le fragment suivant, donné par Athénée. La traduction française dont nous disposons (celle de Philippe Remacle) est assez différente de la version donnée par Semper : « Les vêtements des Ioniens sont teints en violet, en rouge et en jaune, et sont tissés avec des motifs en forme de losange ; mais sur les bords supérieurs, des thèmes animaliers sont peints à intervalles réguliers. Ils ont aussi de longues robes appelées sarapéis, teintes en vert-pomme, en rouge, en blanc, quelquefois en pourpre. En outre, ils ont à leur disposition des robes (kalasiréis) de fabrication corinthienne ; certaines d’entre elles sont de couleur pourpre, d’autre de couleur violette ou rouge foncé ; il en est qui sont couleur de feu ou vert d’eau. Mais les vêtements les plus beaux sont certainement les kalasiréis perses. On trouve également chez les Éphésiens des aktaiai, les robes perses les plus onéreuses, qui sont tissées dans une seule pièce afin de les rendre à la fois solides et légères : l’aktaiai est parsemée de perles d’or, toutes fixées du côté intérieur de la robe grâce à une corde pourpre attachée au milieu. » (Athénée, Deipnosophistes, tr. Philippe Remacle, livre XII « Du luxe », ch. 29, en ligne.) [N. d. T.] :

Les Ioniens ont des sous-vêtements à motifs bleu violet, pourpre et jaune safran, dont les bordures sont également ornées de toutes sortes d’arabesques. Leurs sarapes sont vert pomme, pourpres et blanches, parfois aussi violet foncé comme la mer (alourkeis). Les calasiris sont un travail corinthien, certains sont de couleur pourpre, d’autres de couleur violette, d’autres encore couleur de jacinthe ; bien d’autres les choisissent aussi couleur de feu ou de mer. Les calasiris perses se rencontrent également souvent, ce sont les plus beaux de tous ; on voit aussi ce qu’on appelle des actées (shawls) qui, parmi tous les châles de Perse, sont les plus précieux. C’est un tissu très dense, qui se distingue également par sa durabilité et sa légèreté, et qui est parsemé de paillettes d’or. Chaque petite paillette est fixée sur le revers du vêtement par un fil de pourpre piqué dans le petit trou central.

C’est là un fragment tout à fait singulier et peut-être le seul passage explicite qui nous soit parvenu de tous les textes grecs de la meilleure époque traitant de l’architecture. On pourrait en déduire que Démocrite mettait en relation le luxe vestimentaire des Éphésiens et le système d’ornementation colorée prédominant chez eux avec des considérations générales sur l’ordonnance et la richesse décorative de l’édifice d’apparat qu’il était en train de décrire. Si seulement avait été conservé une petite partie du texte précédant cette phrase et venant immédiatement après, nous aurions selon toute vraisemblance depuis des siècles une vision tout à fait différente de l’architecture grecque et nous n’aurions pas besoin de ressasser aujourd’hui de pesants préjugés esthétiques dépassés que l’on rencontre encore partout au sujet du décor coloré des monuments grecs.

Ce qui ressort en premier lieu de ce texte est la prédilection des Grecs d’Ionie pour les couleurs dans le vêtement, notamment pour les couleurs pourpres saturées ; un constat dont nous avions déjà connaissance par ailleurs, mais dont nous voulons prendre acte en vue des sections suivantes, où nous nous réfèrerons aux liens étroits qui unissent à de multiples égards le costume et les arts plastiques, l’architecture en particulier22Sans anticiper sur la démonstration qui viendra dans les sections suivantes, je poserai ici la question que voici : dans une ville comme Éphèse, avec une population faisant état de tels goûts vestimentaires, des temples de marbre blanc auraient-ils été imaginables ?. En l’occurrence, ces liens sont pour une part directs, immédiatement concrets et matériels, et, pour une autre part, découlent de l’analogie entre tous les phénomènes caractéristiques d’un état de culture dans son ensemble ; ce sont donc aussi, si l’on veut, des liens indirects et ethnologiques au sens global.

Un lien direct et matériel entre le costume et les arts plastiques se manifeste par exemple de façon évidente dans le fait que la coutume extrêmement ancienne consistant à habiller de vêtements réels les figures de bois destinées au culte a conduit pour la première fois à l’invention des sculptures figurées habillées ; ce lien apparaît de la façon la plus tangible dans les chapiteaux égyptiens de la forme figurée ci-dessous, ornés de fleurs de lotus incrustées exactement à la manière dont les dames égyptiennes piquaient des fleurs dans leurs cheveux avec des épingles ou les fixaient derrière leurs oreilles comme ornements de tête.

Figure 1. Coiffure de dame égyptienne.
Figure 2. Chapiteau égyptien.

Sur d’autres colonnes, le chapiteau correspond au masque complet de la prêtresse d’Isis ornée de sa perruque, dans une traduction extrêmement matérielle de cette analogie.

Presque tous les symboles constructifs, j’entends par là les moulures33En français dans le texte [N. d. T.]. utilisées en architecture ou ce qu’on nomme en allemand Glieder, avec leurs ornements peints ou sculptés, sont, à l’égal du décor des chapiteaux égyptiens, des motifs directement empruntés au costume et en particulier à la toilette.

Cette influence directe des vêtements, des ornements colorés qui vont de pair et de la toilette en général sur les arts plastiques, que je n’ai abordée ici qu’allusivement à travers les quelques exemples mentionnés, est extrêmement lourde de conséquences pour l’histoire des styles artistiques et, réciproquement, pour la science des costumes ; mais l’intérêt d’une comparaison entre les uns et les autres va encore plus loin si on construit celle-ci dans la perspective d’une histoire générale de la culture.

Conjointement avec les autres pratiques et spécificités des peuples, ils apparaissent alors toujours comme les émanations d’une idée particulière de la culture qui se reflète et s’exprime en eux avec une égale clarté.

Les descriptions de costumes ou plutôt les brèves allusions qui y renvoient dans les archives écrites des peuples que nous avons conservées ne nous livreraient pas de témoignages relativement explicites sur les vêtements, armes, soins corporels et parures qui leur sont propres si des représentations des objets concernés par ce culte du corps n’étaient conservées sur des monuments, objets, vases, etc.44Ce constat ne s’applique pas seulement à l’Antiquité, mais possède également une pertinence pour les costumes du Moyen Âge et de tous les siècles dont, en l’absence des représentations conservées sur des œuvres d’art, nous n’aurions qu’une idée très obscure et confuse.. De ce point de vue également, leur étude est liée de façon extrêmement étroite à celle des arts plastiques et techniques, notamment à celle de l’architecture des différents peuples. Compte tenu de cette connexion très étroite à bien des égards entre ce qui a trait au costume et à l’histoire des monuments, et afin d’éviter des répétitions inutiles, je renvoie ici sur ce point à la deuxième partie de ce livre, qui met en parallèle la diversité des styles de construction et celle des contextes sociaux qui ont été prédominants parmi les peuples. De plus, quelques indications ont déjà été livrées sur ce point dans la préface55Voir aussi pour cette question l’article « De la détermination formelle de l’ornement et de sa signification comme symbole artistique » [repris dans Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Écrits, 1834-1869, trad. J. Soulilou et N. Neumann, Marseille, Parenthèses, 2007, p. 235-264]..

En ce qui concerne les costumes des peuples antiques, notre vieux rhopographe66La « rhopographie », selon le Littré, est la « peinture d’objets vulgaires ou peinture de genre » [N. d. T.]. [Karl August] Böttiger est, parmi tous ceux qui ont écrit sur cette question, celui qui a été le plus loin et, abstraction faite de leur immense érudition, ses écrits dans ce domaine sont remarquables par leur perspicacité et la justesse du sentiment de l’antique qui s’y exprime. Le fait qu’ils aient été rédigés avant qu’on ait acquis une connaissance précise des monuments égyptiens et avant la découverte de Ninive ne rend leur mérite que plus grand, et ne réduit guère la portée de leur contenu.

Depuis, des recherches spécialisées menées en particulier dans le domaine du costume médiéval, puis, ces derniers temps, la connaissance plus précise des monuments et de l’histoire culturelle de l’Égypte, mais surtout la découverte des antiquités assyriennes et babyloniennes, conjuguée à la parution d’ouvrages de grande envergure sur la Perse, ont élargi considérablement le champ des sciences du costume. En s’appuyant sur toutes ces nouvelles sources auxiliaires de la recherche, Hermann Weiss, à Berlin, a commencé à éditer un manuel d’histoire des costumes, des constructions et des outils depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, dont la structuration traduit une exploitation habile du matériau, du reste soigneusement préparé, même si, à mon avis, le plan est trop détaillé et s’il aurait pu raisonnablement en exclure la construction, expression de la vie nationale qui relève davantage des beaux-arts que d’un atelier de couture. Je prendrai le parti contraire et, compte tenu de la grande difficulté à remplir convenablement dans toutes ses rubriques un plan aussi détaillé que celui de cet ouvrage, je n’intègrerai les activités artistiques des peuples dans ce dernier que, pour l’essentiel, dans leurs relations avec l’architecture et en me référant seulement à certaines lois du style qui s’expliquent par ces relations ; ainsi, pour la rubrique importante qui nous occupe à présent, je choisirai l’option mentionnée plus haut, à savoir de mêler mes idées sur les costumes des peuples de l’Antiquité dotés d’une pratique artistique et sur ceux de l’ère chrétienne aux considérations générales sur le style de l’architecture de ces époques. Je me contenterai donc ici de renvoyer à l’ouvrage cité, dont ce n’est pas le moindre mérite que de donner les sources de la recherche sur cette question, et je formulerai seulement quelques remarques sur le style des vêtements en général, comme j’ai été incité à le faire par certains passages de la partie déjà publiée du livre de M. Weiss.

§ 58. Opposition entre la liberté de la draperie grecque et les costumes des barbares

Notre courant le plus actuel de peinture d’histoire commet beaucoup d’erreurs — mais la plus grave de toutes est la quête, en soi déjà condamnable, de fidélité aux costumes dans les représentations historiques lorsqu’elle s’engage sur une fausse piste. Depuis la funeste conquête d’Alger par les Français, il est devenu à la mode de traiter les sujets relatifs à l’Ancien Testament en costumes de Bédouins, de faire d’Abraham un Abd-el-Kader en burnous, la tête enveloppée d’un haut turban, de costumer Rebecca comme une porteuse d’eau kabyle, etc. Toutes les tenues à larges plis flottant librement, aujourd’hui dominantes en Orient, par exemple les costumes pittoresques des femmes kabyles77Voir Hermann Weiss, Kostümkunde. Handbuch der Geschichte der Tracht, des Baues und Geräthes der Völker des Altertums, Stuttgart, Ebner / Seubert, 1860, p. 152, fig. 102., ou encore les abas et burnous des Bédouins, et même les châles des Ashanti, semblables à des toges, sont une introduction tardive et un écho de la civilisation gréco-italique, qui n’a pénétré profondément en Asie et en Afrique qu’après Alexandre et par l’intermédiaire des Romains. C’est ce qu’attestent les monuments, c’est ce qu’atteste surtout le fait que, en Grèce elle-même, le libre jeu de plis, le vêtement comme parure qui met en valeur au même titre les trois moments de la beauté, à savoir la proportion, la symétrie et la direction, et joue sur ces trois effets, n’ont commencé à se développer qu’après la guerre contre les Perses88Aristophane, Les Nuées, 987.. Ce sont l’art dramatique et le théâtre qui, dans ce domaine encore, ont permis aux Grecs d’accéder à une vision artistique consciente ; grâce à Athénée, nous savons qu’Eschyle inventa la délicatesse et la décence de la stola, et que les prêtres et porteurs de flambeaux qui la portaient pour les sacrifices ne firent que l’imiter. Auparavant, les Grecs étaient barbarisants dans leurs tenues et ne connaissaient pas le libre jeu de plis, comme nous pouvons le constater avec les sculptures archaïques et les peintures de vases, ce qui est du reste confirmé par les descriptions que donnent les Anciens du luxe vestimentaire des siècles anciens, qui n’avait rien à envier à celui de l’Asie99Athénée, Deipnosophistes, livre XII, ch. 5 ; voir aussi K. Böttiger, Griechische Vasengemälde, livre I, 2e cahier, Weimar, Verlage des Industrie-Comptoirs, 1797, p. 56 ; du même, Ideen zur Archäologie der Malerei, vol. 1, Dresde, Walther, 1811, p. 210.. Sur ces tableaux d’[Horace] Vernet, [Henri Frédéric] Chopin et autres, nous ne déplorons pas l’absence d’une imitation fidèle des costumes barbares symétriques et du châle à franges assyrien enveloppant et circulaire tels que nous les connaissons aujourd’hui ; dans les tableaux historiques, nous attendons bien plutôt une conception de la draperie selon le principe du libre jeu de plis et de l’équilibre des masses, que les Asiatiques de l’Antiquité ne connaissaient pas, mais il nous répugne de voir ce principe traité sur un mode non libre, à la façon d’un tailleur de costumes de bal masqué, avec un respect fidèle et pointilleux d’un modèle très éloigné de la fidélité historique, qui impose des entraves délibérées au traitement libre de la draperie, en fonction d’une loi de beauté absolue. Que serait devenu Michel-Ange s’il avait transformé ses patriarches et prophètes en cheiks bédouins, ses sibylles en modernes Juives de Damas ou pécheuses de Nettuno !

L’ensemble des vêtements de tous les peuples et de tous les temps peut être ramené à trois formes ou éléments fondamentaux, si on laisse de côté les couvre-chefs et les chaussures : à savoir le plus ancien, le pagne, puis la tunique, et troisièmement le châle.

Le pagne, le moins plastique de tous les motifs vestimentaires, a été très tôt abandonné par les Gréco-Italiques, mais il est demeuré le costume sacré en Égypte, et c’est là qu’il a connu le développement formel le plus abouti auquel il puisse se prêter, selon des principes d’ordonnance symétrique. Ce qui était à l’origine un cache-sexe de fortune ne pouvait satisfaire le sentiment de bienséance, on allongea le pagne dans sa partie inférieure et dans sa partie supérieure, et on lui donna dans le même temps une forme plus bouffante. Après l’avoir allongé vers le bas, on le maintint avec une ceinture au niveau des hanches ; dans le même temps, en l’allongeant vers le haut, on ajouta pour le retenir une lanière portée sur une épaule ou une double lanière portée sur les deux épaules. Les lanières firent ensuite place à des bretelles, dont les pointes formaient un nœud sur la poitrine retenant en même temps la partie supérieure du pagne et permettant de maintenir celui-ci en place. C’est sous cette forme anoblie que le pagne se présente à nous sur les statues d’Isis et il a même trouvé sa place et été imité dans l’art statuaire des Grecs et des Romains1010Le peplos est une sorte de châle de Pallas Athéna ressemblant à un pagne..

Il ne fait pas l’ombre d’un doute que nos jupes féminines européennes qui, ne remontant pas au-delà des hanches, y sont maintenues par des fronces -un costume absolument aux antipodes de celui des femmes grecques et romaines- sont à l’origine issues elles aussi de l’Égypte. Le peplos porté par Isis fournit le prototype des jupes féminines1111Karl August Böttiger, « Sabina an der Küste von Neapel », in Kleine Schriften, vol. 3, Dresden et Leipzig, Arnold, 1838, p. 260, note ; voir aussi Johann Joachim Winckelmann, Storia delle Arti del disegno presso gli antichi di Giovanni Winckelmann tradotta dal Tedesco e in questa edizione corretta e aumentata d’all’abate Carlo Fea, Rome, Pagliarnini, 1783-1784, t. I, p. 98, note de Carlo Fea..

Cependant, le costume masculin aussi, dans l’Europe moderne, en l’occurrence la culotte, est également issu du pagne, qui revêtait déjà chez les Égyptiens la forme d’une besace percée d’ouvertures pour les jambes, voire d’un pantalon bouffant, dont les plis symétriques présentaient cependant une très étrange rigidité1212Selon moi, le pagne triangulaire spécifique des pharaons est une sorte de pantalon bouffant..

Chez les Égyptiens, la tunique était confectionnée dans un tissu élastique semblable à du crêpe, qui épousait étroitement les formes du corps, à la façon d’un tricot. Un vêtement de lin très fin ou de mousseline, semblable à une tunique, et ample, était porté par-dessus leur tenue par les personnes distinguées ; mais dans les deux cas, le libre jeu de plis était proscrit.

Ce motif demeura manifestement non développé chez les Égyptiens, mais se déploya en revanche dans toute sa splendeur chez les Assyriens, dont le vêtement procédait principalement de cette forme fondamentale. Ils portaient plusieurs chemises et tuniques les unes sur les autres, dans des tissus et des couleurs variées, la première en lin, et la dernière, la plus extérieure, en laine1313Hérodote, I, 195..

Cependant, le chiton des Assyriens était également étroit et sans libre jeu de plis ; il était parfois court, mais pouvait arriver jusqu’aux chevilles, voire traîner sur le sol ; chez les Grecs Ioniens d’Asie mineure, il prit de l’ampleur1414Voir la tombe Harpie au British Museum. et trouva là, ainsi qu’en Attique, sa forme artistique la plus accomplie, en particulier comme composante de la tenue féminine. Le chiton dorique obéissait à d’autres motivations, encore plus originaires ; il était soit ouvert sur les deux côtés, soit entièrement ou partiellement fermé sur un seul côté. La tunique italique n’était guère différente du chiton. Le chiton double asiatique s’est intégralement perpétué dans le costume des prêtres catholiques.

Le troisième motif principal, le châle, était quasiment exclu de la garde-robe des Égyptiens, car lorsqu’on le rencontre, il forme, par-dessus le chiton, une sorte de pagne, et entre donc dans cette dernière catégorie. Hérodote appelle « calasiris » cet accessoire couvrant.

Le châle n’a connu en Asie, là encore, qu’un développement inabouti. Dans certains cas, il est resté une enveloppe ; c’est-à-dire qu’on enroulait solidement autour du corps, selon plusieurs mouvements en spirale, le châle long et fin composé des étoffes de laine les plus fines, teintées en couleur et brodées ; ce n’était pas le plissé mais la broderie et tout particulièrement la riche bordure de franges (souvent dorées) qui formaient ici les ornements déterminants. On ne saurait de fait mieux se représenter ce type de tenue qu’en pensant aux châles de cachemire et étoles de nos dames, qui forment justement, à l’instar des châles assyriens qui leur étaient vraisemblablement apparentés du point de vue du tissu, un contraste manifeste avec l’himation et la chlamys des Grecs, aussi bien en ce qui concerne leur forme et leur ornementation que la manière dont ils étaient portés.

L’enveloppement du corps par le calasiris, chez les Assyriens, associé au double chiton et à la prédilection pour les riches ceintures et les parures en anneau, sont des traits caractéristiques qui, je le montrerai, expriment parfaitement l’esprit de la nation et s’expriment de manière analogue dans leur architecture.

Ce n’est que chez les Gréco-italiques que le châle a connu son développement le plus libre, vraisemblablement préparé par une tradition nationale très ancienne, mais qui ne se manifesta, j’en ai déjà fait la remarque, qu’à une date tardive. Ce passage au drapé libre fut le résultat de la saisie soudaine et de la connaissance du beau artistique, tout comme l’essor que prit la Grèce, après être longtemps restée en retrait derrière les peuples civilisés qui étaient ses voisins, fut également soudain.

Crédits des images

fig. 1 : Getty Research Institute.

fig. 2 : Getty Research Institute.

Pour citer cet article

Gottfried Semper, « Lien entre le costume et l’architecture. Extrait de Der Stil », traduit par Isabelle Kalinowski, KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.

URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/semper

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