KUNST

Espaces textiles

Jeanne Vicerial
entretien mené par Gabrielle H. Smith

Table des matières

Résumé

L’artiste textile Jeanne Vicerial crée des sculptures vestimentaires in situ. Après avoir habillé des statues, elle offre une autonomie sculpturale progressive au médium vêtement à travers des silhouettes féminines empreintes de sacralité, gisantes ou « gardiennes ». Elle travaille ensuite, au fil de collaborations avec différentes institutions muséales, à l’inscription de ces figures dans l’espace au moyen de socles fluides et filaires. À travers son oeuvre, ce sont non seulement les limites entre vêtement et sculpture qui sont réinterrogées, mais également entre le vivant et l’inanimé, la tissu et la pierre, l’humain et le non-humain.

Mots-clés

design textile, tissage, tricotissage, sculpture, sur-mesure, prêt-à-mesure, défilé de mode, biomimétisme

Présentation

Chercheuse, designer et artiste, Jeanne Vicerial est l’auteure d’une œuvre protéiforme où le textile occupe une place centrale. Pour sa thèse de doctorat SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche) à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, elle développe et brevette la méthode du « tricotissage », une méthode de production vestimentaire inspirée du tissu musculaire humain. Cette technique à un seul fil, sans trame ni chaîne, combine, tout en s’en émancipant, les techniques du tricot et du tissage. Grâce à un partenariat avec le département de mécatronique des MINES ParisTech, le tricotissage se trouve partiellement mécanisé et propose une alternative potentiellement industrialisable entre le prêt-à-porter et le sur-mesure : le « prêt-à-mesure ». Jeanne Vicerial initie ensuite, lors d’une résidence à la Villa Médicis, une recherche sur la « sculpture vestimentaire ». Soit d’abord l’habillage de statues, avant de créer des corps textiles autonomes, où le corps habillé devient indissociable de son enveloppe. Elle crée ainsi depuis plusieurs années des « armures » qui sont autant de « présences », figures intermédiaires, carapaces textiles n’enserrant que du vide mais ne semblant pas moins mystérieusement habitées, ou animées. Comme les designers de mode qu’elle cite avec prédilection — Madeleine Vionnet, Iris Van Herpen, Hussein Chalayan — Jeanne Vicerial s’inscrit dans la catégorie du « couturier architecte », proposant des méthodes de construction vestimentaire inédites, manifestant une attention particulière à la matière et à la coupe, tout cela, le plus souvent, sans se préoccuper des dernières tendances des podiums. Outre ces recherches techniques, on trouve parmi ses sujets d’expérimentations plastiques et conceptuelles les limites entre corps et vêtement, le rapport entre ornement et structure dans la création textile, les modalités possibles d’exposition du vêtement, ou encore, plus récemment, les rapports génératifs qui peuvent exister entre mouvement, textile et espace.

Gabrielle H. Smith

Texte

Gabrielle H. Smith : Ton travail a d’abord porté sur la question du sur-mesure et sur l’adaptation du vêtement au corps. Tu défendais l’idée que le tissu musculaire était le comble du sur-mesure, mais à l’intérieur du corps humain. Comment es-tu passée de cette approche très organique du textile, centrée sur l’anatomie et le rapport au corps vivant, à l’habillage de statues, c’est-à-dire de corps de pierre inanimés ?

Jeanne Vicerial : Les liens entre la couture et la sculpture se retrouvent dans le vocabulaire des deux métiers : en sculpture, on appelle « coutures » les jonctions, on parle de « tailleur » en couture comme chez les tailleurs de pierre. Les deux domaines ne sont donc pas si éloignés qu’ils peuvent le sembler. J’ai décidé de creuser ces parallèles en présentant un projet à la Villa Médicis, qui s’appelait « Sculpture vestimentaire ». Mon idée initiale était de venir habiller les corps de la Gypsothèque. Je viens du monde de la mode et du design textile, mais j’ai éprouvé après ma thèse une forme d’écœurement. Je suis heureuse d’avoir fini ce travail universitaire et d’avoir trouvé des solutions aux problèmes que je m’étais posés, mais étant donné les logiques actuelles de surproduction et de surconsommation du milieu de la mode, je n’avais plus aucune envie d’en faire partie. J’ai donc postulé à la Villa Médicis pour donner une autre direction à mon travail. En arrivant là-bas, je pensais travailler sur le corps masculin, ce que je n’avais jamais fait. Mais j’ai trouvé cette Vénus, dans la loggia de Cléopâtre, à moitié nue sous un drap tombant. Et instinctivement, j’ai laissé tomber le corps masculin. J’ai eu envie d’habiller cette Vénus, de lui construire une armure, parce qu’elle était nue dans ce parc, au milieu de tous ces guerriers. C’est-à-dire que je voulais donner à cette statue ancienne des armes pour aujourd’hui.

Qu’est-ce que ce déplacement a amené dans ta pratique ?

Figure 1. Installation de Jeanne Vicerial à l’occasion de la Nuit blanche de la Villa Médicis, 2019. Commissaire : Saverio Verini.

D’abord, la statue de Cléopâtre était à une échelle 1,5. J’ai habillé un corps une fois et demi plus grand que le corps humain. Et pour des raisons de conservation, j’ai eu droit à seulement un essayage avec elle. J’avais ensuite fait faire son buste en trois dimensions, en impression 3D. Mon essayage s’est fait perché sur des échafaudages. C’est aussi à ce moment que mes créations sont passées du simple fil à la corde. Parce que ce corps était à échelle 1,5 j’ai dû moi aussi changer d’échelle, en établissant un rapport de proportions. Tout a donc pris à ce moment une autre dimension. Ensuite je me suis demandée : mais pourquoi tu ne fais pas toi-même la sculpture que tu habilles, pour parler de toutes ces questions qui t’intéressent ? De la normalisation du corps, par exemple, et de toutes les interrogations qui étaient les miennes, avec mon travail de doctorat, sur le rôle joué par le passage du sur-mesure au prêt-à-porter dans notre culture du corps contemporaine. Habiller des statues, c’était aussi une façon de renoncer à faire des vêtements reproductibles en série, pour se concentrer sur des pièces uniques. Donc, de retrouver une forme de sur-mesure.

Et comment es-tu passée de l’habillage de corps de pierre à la production de tes propres statues, c’est-à-dire de corps solidaires des vêtements que tu crées ?

Ce changement s’est également opéré durant mon séjour à la Villa Médicis. Il y a d’abord eu l’habillage de Cléopâtre, et juste après, j’ai commencé à produire mes propres sculptures. Je sais qu’à ce moment, l’architecture et le paysage de la Villa ont énormément influencé mon travail. Dans ces grands espaces, les volumes de mes silhouettes se sont épanouis, surtout en largeur. C’était logique pour moi de passer à la sculpture en travaillant dans cet endroit-là. On peut dire que les sculptures vestimentaires de la Villa Médicis ont été pensées pour le lieu, et même qu’elles ont été en quelque sorte générées par l’architecture que j’ai rencontré sur place. Tous les lieux dans lesquels j’ai travaillé ont influencé ma production. Mes premières pièces, minutieuses, faites au fil fin, ont été produites dans une chambre d’étudiante, donc dans un univers de taille réduite. Ensuite aux Grandes Serres, mon premier atelier à Pantin, un lieu désaffecté avec de grandes verrières, mes pièces ont encore grandi, mais elles étaient moins larges. Puis, je me suis trouvée dans un lieu beaucoup plus bas de plafond, et en travaillant les pièces allongées, j’ai eu l’impression de voir des figures endormies ; et c’est là que j’ai commencé à travailler les figures de gisantes, parce que je ne pouvais pas relever mes pièces.

Tu es passé d’un travail sur la couture sur-mesure et l’adaptation du vêtement au corps à une recherche d’adaptation au lieu : une sorte de sur-mesure pensé en fonction de l’espace…

Figure 2. Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial Gisant·e·s une Re-Naissance, Saint-Denis, basilique Saint-Denis, 1er – 31 décembre 2022. Production Centre des monuments nationaux, dans le cadre du programme de soutien à la création artistique Mondes nouveaux.
Figure 3. Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial Armors, Paris, galerie Templon, 7 janvier – 11 mars 2023.

C’est le cas quand je peux créer sur place, que le lieu d’exposition et de création sont les mêmes. Mais par exemple pour le duo posthume avec Pierre Soulages que j’ai présenté cette année Musée du Vieux Nîmes, dans le cadre de la triennale Contemporaine de la ville, les commissaires ont choisi des pièces, et nous nous rendrons sur place un mois avant avec la coordinatrice de mon studio, Charlotte Delrieu, pour faire en sorte qu’elles s’adaptent au lieu. À chaque fois que je vais dans un endroit, on crée au bas des sculptures ces installations de fils qui jouent beaucoup avec l’architecture du lieu d’exposition, pour les ancrer dans l’espace. Il y a donc une sorte d’essayage de la sculpture vestimentaire, qui doit venir s’adapter au corps spatial du musée. On peut retoucher les pièces en fonction du lieu, comme on le ferait pour un vêtement sur un corps. On va à chaque fois faire couler du fil dans l’espace d’une manière différente. Ce que je recherche, c’est la sensation que les pièces sont comme sorties du lieu, produites par lui, pour ensuite en repartir. Elles s’y enracinent mais elles n’y resteront pas toujours, elles ont vocation à aller ailleurs. S’il n’y avait pas ces fils qui se répandent au sol, les sculptures auraient juste l’air d’être posées là. Elles n’auraient pas l’air à leur place. Ces coulures textiles fonctionnent donc comme des socles, mais qui seraient souples et fragiles. Et c’est aussi une mise à distance du regardeur, une façon de tenir le public en-deçà, une façon d’empêcher de toucher. Ça vient établir une sphère autour d’elles, comme un rayonnement. Parce que comme c’est du textile, les gens se permettent beaucoup de toucher mon travail, ce qui vient abîmer ou décoiffer les statues. J’aimerais parvenir à créer certaines pièces qui aient une telle aura qu’on ne puisse pas les toucher, que l’on n’ose pas.

Tu parlais à propos de ta première exposition chez Templon de « défilé statique ». Tu as développé une réflexion sur la façon de montrer tes silhouettes vestimentaires et de les mettre en espace…

Ici, la question pour moi c’est celle du temps. Un défilé de mode constitue le meilleur moyen de perdre un maximum d’argent en trois minutes et trente secondes, sans que personne n’ait rien vu. Les spectateurs des défilés de mode sont invités pour prendre des photographies, mais aussi pour être pris eux-mêmes en photographie. Donc la question n’est plus du tout le vêtement. En plus de cela, les corps qui défilent sur le podium sont toujours les mêmes. Mon idée c’était d’opposer à cette logique un défilé qui dure longtemps, c’est-à-dire une exposition. Un défilé où, sur le podium, on aurait tous les corps possibles, puisque les corps au centre du dispositif deviennent ceux des visiteurs qui occupent la position des mannequins dans les défilés. Ce sont les visiteurs qui bougent parmi des corps statiques qui sont ceux des sculptures vestimentaires. Les sculptures les observent. Mais les visiteurs ont aussi le temps d’observer ce qui les entoure. Tout est donc inversé par rapport aux coordonnées du défilé. Tout ça m’intéresse beaucoup, quant à la façon dont on peut représenter la mode ou le vêtement aujourd’hui. Le fait que l’exposition s’inscrive dans une temporalité plus longue, et aussi qu’elle soit plus douce, plus ouverte qu’un défilé en termes d’accessibilité, puisque presque personne ne peut voir les défilés en vrai. Une autre chose sur laquelle je travaille, c’est la dramaturgie du déroulé de l’exposition. Par exemple certaines figures de « gardiennes » vont accueillir les spectateurs en regardant vers la porte d’entrée de la galerie. Les jeux de regards entre les silhouettes que je présente et les spectateurs sont très importants. Il y a une progression dans le parcours, des étapes. On n’aura par exemple jamais de figure gisante en début d’exposition. On commence plutôt par une sorte de procession immobile de figures debout, pour arriver plus tard à la gisante.

Il y a un rapport entre les différents espaces où tu exposes, et les fictions que peuvent, ou non, porter ces silhouettes…

Figure 4. Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial Armors, Paris, galerie Templon, 7 janvier – 11 mars 2023.

Ces sculptures sont comme des personnages. Mais des personnages qui, en changeant de lieux et en s’adaptant à de nouveaux espaces et de nouvelles atmosphères, vont devenir d’autres personnages. Ce sont aussi des actrices, si l’on veut. Par exemple au musée Soulages, leur rôle va être tellement différent de ce qu’il pouvait être dans la Basilique Saint-Denis, que ce ne sera plus du tout la même histoire qui sera racontée. Ce sont des objets qui portent une dramaturgie, mais qui sont aussi des intermédiaires, qui sont toujours pris dans un rapport au lieu. Les sculptures excelleront plus ou moins dans le nouveau rôle que les lieux leur font jouer. Parfois il faut tout réadapter en fonction du lieu. comme au théâtre, où on pourra réécrire des déplacements de personnages selon les salles où on joue, parce la logique de l’espace n’est pas la même. Mais comme ce sont des personnages, des êtres avec une âme, je me dis qu’elles trouveront toujours une place là où on les installe, même si c’est d’une façon beaucoup plus timide. Un exemple intéressant, c’est celui de l’exposition à la fondation Thalie à Arles. Le lieu, une maison du XVIIIe siècle, a ancré les gisantes dans une atmosphère beaucoup plus intime, qui laissait penser qu’on était en Sicile, et qu’on veillait une morte, à l’étage. On a retravaillé la présentation dans ce sens, et c’était réussi, parce que c’était assumé. On n’était plus dans une forme de présence sacrale de figures apparaissant comme transcendantes, mais plutôt dans une forme de veillée, presque familiale. Et le white cube de la galerie d’art contemporain ne me déplaît pas non plus, parce que dans cet espace absolument neutre, le textile devient comme du dessin. Le fil est comme un trait, qui se détache sur le fond blanc des murs.

Tes premières œuvres se référaient principalement au tissu musculaire : tu créais des structures biomimétiques portables. Tu as aujourd’hui avec ces sculptures autonomisées du corps vivant tout un nouveau vocabulaire formel, qui rappelle le vestiaire folklorique ou religieux. Est-ce que tu chercherais une sorte de grammaire universelle du vêtement, peut-être originelle, aussi largement partagée que le tissu musculaire, sur lequel tu travaillais auparavant ?

Dans toutes les pièces que je crée actuellement, on retrouve en effet des formes de bases — principalement le cercle — qui sont reprises à peu près partout dans le monde. La sensation d’un vocabulaire folklorique est bien présente, mais n’y a pas de référence à une culture en particulier. Ce sont en fait des formes qui se génèrent toutes seules, qui découlent du matériau que j’emploie et de la technique que j’applique. En fonction du point de départ que je donne à une sculpture, les formes vont apparaître d’elles-mêmes. Je dessine très peu, elles arrivent comme elles arrivent : c’est le fil qui me guide à chaque fois. Mais c’est aussi lié au fait que je travaille avec ce que j’appelle des « organes vestimentaires », que je classe en « têtes », « troncs » et « bas », qui me permettent de construire mes volumes. Ce sont des volumes qui ont une dimension d’universalité quand on s’intéresse au costume traditionnel et que l’on retrouve un peu dans toutes mes silhouettes. Je les applique à différentes échelles : un quart d’humain c’est par exemple une « puppa », un demi-humain une « entité », etc. Si on regarde telle pièce de « puppa » on verra seulement trois cercles. Mais selon la façon dont on va disposer la coiffe, on obtiendra quelque chose qui ressemble à un couvre-chef religieux, à une auréole ou à un chapeau de telle région du monde. À partir de l’inflexion que l’on donne à un simple cercle, des références à toutes sortes de cultures différentes peuvent surgir.

Figure 5. Jeanne Vicerial, Vénus ouverte : Dans le creux de leur ventre, des fleurs poussent, 2020. Sculpture vestimentaire anatomique réalisée avec les fleurs cueillies puis séchées des jardins de l’Académie de France — Villa Médicis durant le confinement 2020. Vue d’une exposition à la collection Lambert, Avignon, 2021.

Contrairement à certaines pratiques d’embellissement qui viennent surajouter du détail par-dessus une base textile, chez toi, ce qui fait décoration se confond avec la structure de la pièce et avec la logique de son mode de production. C’est aussi le fruit de la technique du « tricotissage » que tu as créée et qui produit un réseau de fils d’apparence très complexe.

Face à mon travail, on peut à première vue avoir l’impression d’un art très décoratif : on voit des pièces très ornées, très détaillées. Mais en fait, je ne rajoute jamais d’ornements. C’est vraiment l’ornement qui fait la structure de mes pièces : ornement et structure s’y confondent parfaitement. Pour moi, la même logique s’applique d’ailleurs à l’intérieur du corps, notamment au réseau musculaire dont s’inspire directement le tricotissage. Par exemple, la structure des poumons, c’est quelque chose de magnifique, tout en étant une forme fonctionnelle. C’est pour cette raison que j’ai souvent qualifié mes pièces de « radiographies portatives » : des vêtements qui viendraient rendre visible l’intérieur du corps. Si l’intérieur du corps est esthétiquement dévalué, pour moi c’est une inspiration esthétique déterminante.

Tu prends l’intérieur du corps comme terrain de recherche d’un nouveau vocabulaire ornemental. Ce qui est assez paradoxal, puisque l’intérieur est pourtant beaucoup moins différencié que l’extérieur, c’est-à-dire les peaux, plumages, pelages, avec toutes leurs variétés de formes et de couleurs et de textures que l’on ne retrouve pas en-dedans. L’intérieur est plus confus, les différences entre les espèces y sont aussi plus ténues.

C’est cette ambiguïté de l’intérieur qui m’intéresse, et que je pousse jusqu’à l’assimilation avec le végétal. En-dedans, il y a non seulement une similarité avec d’autres espèces animales, mais il y a même des fleurs. J’aime l’idée d’une gémellité, non seulement entre les espèces animales, mais aussi avec le végétal et même le minéral. Animal, végétal ou minéral, pour moi, ce sont seulement des temporalités différentes. C’est dans une même logique que je prépare de prochains intérieurs de sculptures en métal doré. Puisque mon idée est de sublimer l’anatomie, ce seront bientôt des bijoux que l’on trouvera à l’intérieur du ventre de mes personnages. Tout ce travail sur la visibilité de l’intérieur amène aussi au rapport à la mort, qui est une dimension importante de mon travail. J’ai par exemple créé des « Vénus ouvertes », à partir de recherches sur les anciennes vénus anatomiques dont la sensualité fait que l’on ne sait plus si elles sont mortes ou vivantes. Et le fait que j’intègre des fleurs à l’intérieur de mes corps textiles, à la place de leurs viscères, ce geste rapproche mon travail d’une sorte de momification, comme si on avait enlevé les organes, pour mettre de la paille ou d’autres choses à l’intérieur d’un corps pour l’accompagner dans l’au-delà. Dans l’embaumement, on retrouve d’ailleurs un travail d’enroulement filamentaire autour du corps, une forme de cocon textile qui est proche de ce que fais moi-même.

Ces sculptures, ont aussi des allures d’insectes, de crustacés ou de gastéropodes d’un genre inédit. Elles ressemblent à des habitacles, des coquilles. Est-ce que ces « armures » sont des maisons portatives ?

Figure 6. Vue de l’exposition personnelle de Jeanne Vicerial Armors, Paris, galerie Templon, 7 janvier – 11 mars 2023.

Oui ce sont des vêtements-carapaces, qui protègent quelque chose de fragile. Ils constituent une enveloppe extrêmement solide, puisque qu’ils sont fabriqués avec des cordes utilisées pour de la navigation ou pour la scénographie de théâtre. Et en même temps si on passe les mains en dessous du fil, on atteint directement leur cœur. Dans l’armor, j’entends aussi l’amour, donc la fragilité. Comme des coquilles, certaines coiffes peuvent d’ailleurs complètement se refermer sur elles-mêmes, ou s’ouvrir. Les pièces passent leur vie à se replier et à se déployer à nouveau, ce qui renforce l’idée qu’il se passe quelque chose en dedans, que la carapace vient envelopper quelque chose de vivant. L’intérieur d’une corde s’appelle d’ailleurs une « âme » : une corde, c’est une âme entourée de fils. J’aime toujours à penser que ces pièces ont une âme, qu’elles renferment une présence. On voit aussi ce rapport entre intérieur et extérieur dans le fait qu’elles aient ce fil qui dépasse de leur corps, comme une antenne ou un cordon ombilical. Ce qu’indique ce fil, c’est à la fois comme un début et comme une fin du corps. Et puisqu’il y a enveloppe, il y a aussi métamorphose, ce sont des corps changeants. Leur matériau de base étant solide, on peut toujours modifier leur forme. Elles ne sont donc jamais tout à fait pareilles. Ce sont des sculptures vivantes, qui ont cette possibilité de toujours se modifier.

Tu cherches donc à animer ce qui est statique, à préserver une dimension de mouvement ou plus généralement de vie dans ces formes sculpturales ?

Pour moi, les sculptures vestimentaires que je crée sont comme des figures qui se seraient figées d’un coup, mais qui pourraient à nouveau s’animer, à tout moment. L’idée c’est en fait que le spectateur en arrive à se demander comment elles sont arrivées là, comme si elles se déplaçaient. Et mes collaborations avec d’autres artistes vont aussi dans ce sens d’une intensification ou d’une complexification de leur présence. J’ai par exemple travaillé avec le nez Nicolas Beaulieu sur des parfums, qui sont comme des traces laissées par les sculptures dans l’espace autour d’elles. Pour le dernier qu’on a créé, qui s’appelle Armoressence, on pensait à cette idée de l’odeur de quelqu’un qui est passé, et qui laisse une trace olfactive derrière lui, l’odeur d’un corps absent. Donc on se demandait quelle odeur ces sculptures pourraient laisser derrière elles dans l’espace si elles ne faisaient que passer. C’est dans la même logique que je voudrais bientôt travailler le son, créer une chorale de sculptures, avec une sorte d’installation sonore. Je me pose la question de la nature du son qu’elles pourraient produire. Est-ce que ce serait une voix, ou seulement un son de grattage, un bruit de cordes qui frottent. Cette question reste ouverte.

Tu as d’ailleurs commencé par le vêtement le plus « animé » qui soit, le costume de théâtre, et tu crées des costumes pour la scène, notamment pour la danse. Un tout autre rapport du textile au mouvement et à l’espace s’éprouve dans le spectacle vivant…

Figure 7. Performance de Julia Cima. Vue de l’exposition collective La fin est dans le commencement et cependant on continue, Cognac, Fondation Martell, 6 avril – 6 novembre 2022.

Il y a une citation du couturier Pierre Balmain qui est très belle, disant que quand on fait du sur-mesure ou du spectacle vivant, on est sur un terrain en mouvement, comme l’architecte qui construit sur un terrain meuble ou sismique. C’est-à-dire que comme pour l’architecture qui doit tenir de la nature du sol, des intempéries et de toutes sortes d’autres facteurs, le couturier doit tenir compte de l’aisance, de la nature du mouvement, de la transpiration, du stress… Toutes ces coordonnées constituent le terrain de base du couturier, qui est celui du corps. Et quand on crée pour le spectacle vivant on doit penser une architecture textile qui sera toujours en mouvement. On est sur un terrain agité, où le mouvement est, de plus, très rapide. On doit donc aussi penser une résistance accrue des matériaux. Ce sont des enjeux que j’appréhende à la fois lors de mes collaborations avec des chorégraphes, ou lors des performances qui accompagnent chacune de mes expositions. Je pars d’ailleurs bientôt au Japon à la Villa Kujoyama avec la danseuse et fasciathérapeuthe Julia Cima avec qui je travaille depuis plusieurs années, pour un projet de recherche autour du rapport entre construction, textile et danse. Nous allons tisser son vêtement en direct, en nous adaptant à chaque fois aux différents espaces où se déploiera sa danse. C’est un projet qui s’appelle TrÂme. Le spectateur y sera comme dans l’intimité de l’atelier, il va vivre en direct la construction d’un vêtement. Et c’est à partir de la présence étrange, un peu insectoïde de Julia Cima, qu’il va expérimenter un tissage qui aura lieu dans l’espace. Cette recherche sur le tissage en direct est quelque chose que je commence à explorer ces temps-ci pour l’exposition au musée Soulages, où je vais tisser directement un tableau in situ. Avec Julia Cima, nous allons créer quelque chose de particulier, qui est un tissage dans l’espace même, et elle, avec le mouvement du corps dansant va également venir fabriquer un cocon, un vêtement. Le résultat changera à chaque fois, selon les lieux où nous serons, mais l’espace restera toujours un point d’ancrage. Exactement comme pour une toile d’araignée. En fait, comme n’importe quel insecte producteur de fil qui s’inscrirait dans un espace et qui y trouverait un certain nombre de points à partir desquels il peut tisser. C’est d’ailleurs ce que je fais à chaque fois que j’arrive dans un lieu : identifier tous les endroits à partir desquels le fil peut se déployer.

Auteurs

Gabrielle H. Smith prépare actuellement une thèse sur les liens entre la mode et le demi-monde à la fin du XIXe siècle sous la direction de Pascal Rousseau (Paris 1 – Panthéon Sorbonne). Elle écrit dans de nombreuses revues sur le vêtement et la mode et a enseigné dans différentes écoles d’arts appliqués. En 2022, elle a dirigé avec Manuel Charpy le numéro spécial «Porter la mode» de la revue Critique. Elle n’en travaille pas moins à un cycle de courts spectacles autour de la figure de Polichinelle (Poliche, 2021 ; Poliche, version longue, 2023, Palazzo Poliche, 2023 ; Poliche aptère, 2024). Elle a fondé en 2023 la compagnie de théâtre l’Heure du rat.

Crédits des images

fig. 1 : Photo Daniele Molajoli. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 2 : Courtesy de l’artiste et Templon, Paris – Bruxelles – New York. Photo Laurent Edeline. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 3 : Courtesy de l’artiste et Templon, Paris – Bruxelles – New York. Photo Adrien Millot. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 4 : Courtesy de l’artiste et Templon, Paris – Bruxelles – New York. Photo Adrien Millot. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 5 : Photo Louise Quignon. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 6 : Courtesy de l’artiste et Templon, Paris – Bruxelles – New York. Photo Adrien Millot. © ADAGP, Paris, 2024.

fig. 7 : Photo CK Mariot. © ADAGP, Paris, 2024.

Pour citer cet article

Jeanne Vicerial, « Espaces textiles », entretien mené par Gabrielle H. Smith, KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.

URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/vicerial

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