KUNST

Déployer les vêtements intérieurs de l’architecture

La nature nomade du textile selon Anni Albers
Estelle Thibault
Intérieur de la Rockefeller Guest House, Philip Johnson (architecte), 1950.
Intérieur de la Rockefeller Guest House, Philip Johnson (architecte), 1950.

Table des matières

Résumé

En 1957, l’artiste textile Anni Albers s’exprimait sur les continuités entre l’habillement et les usages architecturaux du textile, dans un article intitulé « Le plan pliable ». Elle y reprenait certaines idées élaborées en amont, par les créatrices textiles du Werkbund puis par les femmes de l’atelier de tissage du Bauhaus, concernant la matérialité des tissus dans l’espace et sur ce que leur flexibilité apporte à l’architecture. L’artiste affina ensuite sa pensée au contact du modernisme américain à un moment où les institutions de l’art et du design s’ouvraient à la création de textiles et de vêtements. Plus particulièrement, Albers élabora l’idée d’une « nature nomade » du textile, des premiers temps de l’humanité jusque dans les habitations contemporaines. Ce mythe d’origine selon lequel les tissus de l’intérieur dériveraient du vêtement servit la proposition d’une coopération nouvelle entre design textile et architecture moderne.

Mots-clés

architecture d’intérieur, costume, design, tissu, scénographie, transportabilité, flexibilité

Texte

En 1957, l’artiste textile Anni Albers s’exprimait sur les continuités entre habillement et usages architecturaux du textile dans un article intitulé « Le plan pliable. Les textiles en architecture11Anni Albers, « The Pliable Plane. Textiles in Architecture », Perspecta : The Yale Architectural Journal, no 4, 1957, p. 36-41 ; « Le plan pliable. Les textiles en architecture », traduction française de Julie Debiton dans A. Albers, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 59-71. ». Mettant tout particulièrement en avant la mobilité et la souplesse des textiles, elle livrait un récit d’origine reliant les premiers vêtements protecteurs, la tente du nomade et les tissus intérieurs de l’habitation moderne, apportant des ambiances changeantes dans une vie devenue sédentaire. Les réflexions qu’Anni Albers adressait à un lectorat d’architectes doivent être examinées à l’aune de sa propre trajectoire, bien connue aujourd’hui grâce à l’ensemble de travaux qui lui ont été consacrés, dont la thèse récente d’Ida Soulard, première monographie en langue française22Ida Soulard, Les abstractions concrètes d’Anni Albers, Dijon, Les Presses du Réel, 2024. En français, voir également Nicholas Fox Weber, Anni et Josef Albers : égaux et inégaux, Paris, Phaidon, 2020. Parmi les monographies les plus récentes voir aussi Ann Coxon, Briony Fer, Maria Müller-Schareck (dir.), Anni Albers, Londres, Tate Publishing, 2018.. Formée au tissage, Anni Albers a cultivé des relations étroites avec le monde de l’art de bâtir, depuis sa formation initiale au Bauhaus jusqu’à sa carrière artistique aux États-Unis, intervenant à de nombreuses reprises dans des édifices dont ses créations tissées amélioraient l’habitabilité.

L’article d’Anni Albers mérite aussi d’être inscrit dans une perspective longue, puisque la métaphore du vêtement fut souvent utilisée, dans les théories de l’architecture et de la décoration des XIXe et XXe siècles, pour évoquer le traitement esthétique de la surface des murs. En effet, la notion sempérienne de Bekleidung (revêtement) et l’idée d’une origine textile de la paroi firent l’objet de nombreuses interprétations33Ce texte complète des réflexions initiées dans Estelle Thibault, « La confection des édifices. Analogies textiles en architecture aux XIXe et XXe siècle », Perspective, no 1, 2016, p. 109-126.. Il s’agirait ici d’adopter le point de vue des designers textiles, en se demandant si des idées spécifiques sur les manières d’habiller les intérieurs furent élaborées depuis le tissage ou la création de vêtements.

Parce qu’Anni Albers elle-même questionne, dans ce texte, les compétences natives généralement attribuées aux hommes — pour la construction — et aux femmes — pour la décoration —, notre lecture ne peut faire abstraction des perspectives ouvertes par les critiques féministes du design qui, dès les années 1980, mirent en lumière la façon dont l’historiographie moderniste avait isolé l’histoire de l’architecture et du design de celle des arts décoratifs, de la mode et du vêtement44Voir notamment Cheryl Buckley, « Made in Patriarchy. Towards a Feminist Analysis of Women and Design », Design Issues, vol. 3, no 2, automne 1986, p. 3-14, et Judy Attfield, « Form/Female Follows Function/Male : feminist critiques of Design », in John A. Walker, Design History and the History of Design, Londres, Pluto Press, 1989, p. 199-225.. Le récit proposé dans Pioneers of the Modern Movement (1936) est désormais largement remis en question. Dans cet ouvrage héroïsant les précurseurs du modernisme, de William Morris à Walter Gropius, Nikolaus Pevsner élargissait sa définition du design à la création de mobilier mais faisait singulièrement l’impasse sur les créations textiles, qu’il s’agisse des vêtements et tissus dessinés par ces grands hommes eux-mêmes ou de ceux réalisés par des femmes designers dans leur entourage proche, telles May Morris, Margaret McDonald Mackintosh, Anna Muthesius, Lilli Behrens ou Maria Sethe. Il a été souligné que la seule remise en lumière de ces créatrices sous l’angle des « pionnières » ne pouvait suffire à contrebalancer cette vision, car les synthèses historiques de Pevsner ou de Sigfried Giedion diffusaient aussi une certaine définition du design qui hiérarchisait les productions selon des valeurs traditionnellement masculines. Ces récits donnaient en effet une importance majeure à l’architecture publique, au design industriel et à l’esthétique de la machine, associés à des idées de rationalité, de fonctionnalisme et de progrès, tout en laissant à l’arrière-plan la décoration intérieure, le textile et le vêtement, domaines où des femmes souvent plus anonymes avaient peu à peu affirmé leur expertise. En proposant d’élargir la définition du design de façon à inclure pleinement ces domaines, les histoires et critiques féministes suggéraient également que la conception de l’habillement et celle des intérieurs domestiques constituaient des domaines stratégiques à partir desquels il était possible de saisir les évolutions matérielles de la sphère privée. Ces pratiques textiles n’ouvraient-elles pas également vers d’autres définitions de l’architecture, de sa matérialité et de ses fonctions, envisagées depuis les enveloppes des corps et les accessoires de l’intérieur ?

D’autres travaux, dont ceux de Mark Wigley et Mary McLloyd55Mark Wigley, White Walls, Designer Dresses. The Fashioning of Modern Architecture, Cambridge (MA), MIT Press, 1995 ; Mary McLeod, « Undressing Architecture : Fashion, Gender and Modernity », in Deborah Fausch et al. (dir.), Architecture  : In Fashion, Princeton, Princeton Architectural Press, 1994, p. 38-123., ont porté attention aux multiples rôles que le stylisme et la mode vestimentaire ont joué dans l’émergence de l’architecture moderne, tout en considérant le poids des stéréotypes de genre dans les discours sur les vêtements — intérieurs ou extérieurs — des édifices. Ils ont établi que les traitements différenciés associant l’intériorité à la parure féminine et les façades extérieures au costume neutre et masculin de la vie publique reflétaient aussi ces hiérarchies et séparations genrées bien installées à la fin du XIXe siècle entre les domaines d’activité. De nombreuses recherches ont approfondi la question des trajectoires des femmes, individuelles et collectives66Brenda Martin, Penny Sparke (dir.) Women’s Places: Architecture and Design, 1860-1960, Londres, Routledge, 2003.. Tout en éclairant les phénomènes de ségrégation professionnelle, elles ont montré comment la création textile et le dessin de vêtement ont pu constituer tantôt des voies d’accès vers des pratiques de la conception des édifices, tantôt des alternatives, dans des contextes où le design avoisinait l’architecture, par exemple les Arts and Crafts ou ce que l’on a nommé l’Art déco77Voir par exemple Anthea Callen, Women Artists of the Arts and Crafts Movement, 1870-1914, New York, Pantheon Books, 1979 et Élise Koering, « Décoratrice-Ensemblière : une étape vers la profession d’architecte dans les années 1920 ? », Livraisons d’histoire de l’architecture, no 35, 2018, p. 111-123.. Il s’agira ici, à partir des travaux existants sur le Werkbund allemand et le Bauhaus88Sur le contexte du Werkbund, voir Despina Stratigakos, A Women’s Berlin: Building the Modern City, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008. Pour ce qui concerne le Bauhaus, voir l’état de l’art dressé par Susanne Böhmisch, « Les femmes du Bauhaus. Entre adaptation et affirmation », Cahiers d’études germaniques, no 81, 2001, p. 65-84., de préciser quelle fut la contribution des pratiques textiles à des théories architecturales liminaires, en amont de l’essai d’Anni Albers. Nous rappellerons les réflexions sur la matérialité des tissus dans l’espace et sur ce que leur flexibilité apporte à l’architecture, telles qu’elles se précisèrent dans les écrits des artistes liées à l’atelier de tissage du Bauhaus, pendant les années de formation d’Albers. L’artiste affina ensuite sa pensée au contact du modernisme américain à un moment où les institutions de l’art et du design s’ouvraient à la création de textiles et de vêtements. En relisant « Le plan pliable » à l’aune de cette histoire, nous espérons mieux saisir comment ce texte tout à la fois faisait écho à des réflexions antérieures et répondait à divers préjugés architecturaux sur le textile. Plus particulièrement, nous porterons l’attention à la manière dont Anni Albers élabora l’idée d’une « nature nomade » du textile, des premiers temps de l’humanité jusque dans les habitations contemporaines, et comment ce mythe d’origine selon lequel les tissus de l’intérieur dériveraient du vêtement servit la proposition d’une coopération nouvelle entre design textile et architecture moderne.

Tissus dans l’espace

Figure 1. Vue intérieure de deux femmes assises dans des fauteuils conçus par Mies van der Rohe près d’une table de Marcel Breuer au café Samt und Seide de Lilly Reich, Berlin, 1927. Centre canadien d’architecture à Montréal, PH1982:0631.
Figure 2. Studio photographique Williams & Meyer Co, vue intérieure de l’exposition de l’industrie textile allemande à l’Exposition internationale de Barcelone, 1929-1930. Centre canadien d’architecture à Montréal, don Edward Austin Duckett, DR1994:0014:002.

Le contexte du Werkbund allemand, bien étudié par Despina Stratigakos, permit des proximités entre conception de vêtements et d’intérieurs, notamment grâce aux créatrices actives dans ces deux domaines qui réalisèrent des démonstrations comme la Haus der Frau à l’exposition de Cologne en 191499D. Stratigakos, « Women and the Werkbund : Gender Politics and German Design Reform, 1907-1914 », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 62, no 4, décembre 2003, p. 490-511.. Ces continuités professionnelles sont illustrées par les parcours professionnels d’Else Oppler-Legband, costumière et décoratrice, et de son élève Lilly Reich, initialement formée à la broderie et au stylisme avant de s’investir dans la conception d’expositions. Si Lilly Reich était d’abord connue pour ses contributions aux projets architecturaux de l’architecte Ludwig Mies van der Rohe, ses installations furent redécouvertes en 1996, lors d’une rétrospective au Museum of Modern Art de New York à l’initiative de la curatrice Matilda McQuaid1010Matilda McQuaid (dir.), Lilly Reich: Designer and Architect, cat. exp., New York, MoMA, 1996.. Elles reposaient sur le principe d’utiliser les produits ou matériaux exposés pour délimiter les espaces sans les fermer. L’histoire a surtout retenu le très célèbre café Samt und Seide réalisé avec Mies van der Rohe lors de l’évènement La mode des dames à Berlin en 1927, mettant en œuvre de grandes draperies de velours et de soie de couleur qui, suspendues à des tiges métalliques, semblaient flotter librement dans le grand volume de la halle. [fig. 1] L’installation ne préfigurait pas seulement des projets d’intérieurs domestiques en collaboration avec l’architecte, dont la maison Tugendhat à Brno (1930), où de grands rideaux étaient utilisés pour séparer certains espaces et pour moduler le rapport à l’extérieur. Plusieurs autres réalisations conçues par Lilly Reich concernaient plus essentiellement les étoffes, comme l’exposition Von der Faser zum Gewebe (« De la fibre au tissu », Francfort, 1926) ou les stands pour l’industrie allemande du textile aux expositions universelles de Barcelone (1929) puis de Paris (1937). [fig. 2] Lilly Reich y systématisa le principe de montrer les tissus sur des tubes ou des supports de verre, de façon à faire exister dans l’espace ces textiles incapables de se porter seuls. Présentées verticalement, plissées librement et légèrement froissées au contact du sol, les étoffes n’étaient pas contraintes à la planéité et leurs différents comportements face à la pesanteur étaient mis en évidence. Comme l’a relevé Laura Martínez de Guereñu1111Laura Martínez de Guereñu, « Anni Albers and Lilly Reich in Barcelona 1929: Weavings and Exhibition spaces », dans Marjan Groot et al., Momowo. Women Designers, Craftswomen, Architects and Engineers between 1918 and 1945, Ljubljana, MoMoWo, 2017, p. 250-265., l’exposition de Barcelone montrait des produits de l’atelier de tissage du Bauhaus ; la jeune Anni Albers, alors étudiante à l’école, fit le déplacement et put voir cette installation spatiale faite de plans tissés déployés. Trois ans plus tard, en 1932, Lilly Reich prit la tête de l’atelier de tissage du Bauhaus, alors associé avec la section de design d’intérieur, avant que l’école ne soit définitivement fermée en 1933.

Figure 3. Dörte Helm, paravent. Exposition du Bauhaus, 1927. doerte-helm.de (en ligne).
Figure 4. Anni Albers, rideaux de soie pour le café de l’Alter Theater de Dessau, env. 1928. Photographe inconnu. Harvard Art Museums/Busch-Reisinger Museum, don d’Anni Albers, BR48.51.B.

Particulièrement éclairants pour notre propos, les travaux récents sur l’histoire du Bauhaus se sont beaucoup intéressés aux activités de l’atelier de tissage, sous le prisme du genre et sous l’angle de ses relations à l’architecture. Ils ont interrogé la permanence des divisions sexuées au sein d’une école où, en dépit d’un programme revendiquant l’égalité, les femmes étaient tenues à l’écart de l’architecture et les hommes s’intéressaient peu au textile1212Sur l’atelier de tissage du Bauhaus voir principalement Sigrid Weltge-Wortmann, Bauhaus Textiles: Women Artistes at the Weaving Workshop, Londres, Thames and Hudson, 1993 ; Ulrike Müller, Bauhaus-Frauen. Meisterinnen in Kunst, Handwerk und Design, Munich, Elisabeth Sandmann Verlag, 2009 ; T’ai Smith, Bauhaus Weaving Theory, from Feminine Craft to Mode of Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014.. Selon Anja Baumhoff, le conseil de l’école et son directeur, Walter Gropius, s’appuyaient sur un préjugé essentialiste distinguant les compétences respectives des femmes (l’esthétique et l’organisation des surfaces en deux dimensions) et des hommes (la construction et la pensée tridimensionnelle), pour justifier la destination des premières aux arts textiles et des seconds à la conception de l’espace architectural1313Voir Anja Baumhoff, The Gendered World of the Bauhaus: the Politics of Power at the Weimar Republic’s Premier Art Institute 1919-1932, Francfort, New York, Peter Lang, 2001, p. 64. Certaines des tisserandes avaient intériorisé ce préjugé. Voir Helene Nonné-Schmidt, « Woman’s Place at the Bauhaus » (1926), in Hans Maria Wingler, The Bauhaus: Weimar, Dessau, Berlin, Chicago, (1962), Cambridge (MA), MIT Press, 1976, p. 116-117.. Invoquant, dans les années 1980, ses souvenirs de son arrivée au Bauhaus en 1922, Anni Albers exprimait sa déception première d’être renvoyée à des activités traditionnellement féminines, en des termes empreints de sexisme : « travailler avec des fils [lui] semblait efféminé (sissy)1414A. Albers, « Le matériau comme métaphore » (1982), in En tissant, en créant, op. cit., p. 149-151, citation p. 150 (traduction modifiée) : « To work with threads seemed sissy to me. » » , alors qu’elle avait l’ambition de « faire un vrai travail d’homme1515A. Albers, extrait d’un entretien avec Mary Jacob (1983), cité par I. Soulard, « Une histoire textile de la modernité… », op. cit., p. 86. ». Les recherches menées sur l’atelier de tissage n’ont pas seulement réévalué sa place dans le dispositif du Bauhaus mais aussi mis en évidence la contribution des jeunes femmes à la réflexion architecturale1616Voir plus particulièrement T. Smith, Bauhaus Weaving Theory, op. cit., ch. « Towards a Modernist Theory of Weaving. The Use of textiles in Architectural Space », p. 41-78 ; et Harriet Harris, « Blocks versus Knots. Bauhaus Women Weavers’ Contribution to Architectural Canon », in Anna Sokolina (dir.), The Routledge Companion to Women in Architecture, New York et Londres, Taylor and Francis, 2021, p. 112-128.. Comme le résume Harriett Harris1717H. Harris, « Blocks versus Knots… », op. cit., contre l’idée reçue d’une activité artisanale ou décorative, l’atelier fut un laboratoire produisant, à la main et au métier, des prototypes pour une production en série en lien avec des entreprises de textile. Il incarnait de ce fait parfaitement l’idéal de l’école, générant même des bénéfices pour sa survie économique, alors que les réalisations des élèves architectes restèrent rares et peu rentables. Les productions de l’atelier de tissage étaient tournées vers l’architecture intérieure et réalisaient pleinement la relation entre art et industrie promue par le programme du Bauhaus. Par ailleurs, les jeunes femmes collaborèrent activement aux projets de leurs collègues designers et architectes, créant des textiles pour le mobilier, des tapis, couvertures, tentures ou paravents pour les intérieurs. [fig. 3] Les tissus étaient destinés à des espaces domestiques ou à des équipements publics. Parmi les exemples les plus connus figure le projet de diplôme d’Anni Albers qui, en 1930, inventa un revêtement pour l’auditorium de l’école ADGB à Bernau, conçu par le second directeur du Bauhaus, Hannes Meyer, et dont il s’agissait d’améliorer le confort acoustique sans perdre en luminosité. On connaît également un ensemble de rideaux de soie pour le café de l’Altes Theater de Dessau, dont les rayures horizontales et le plissé contrastaient avec le rythme vertical régulier des piliers. [fig. 4]

Figure 5. Oskar Schlemmer, « Bühne », Bauhaus, no 3, 1927, p. 3.

Cantonnées à l’atelier de tissage, les élèves privilégièrent la création de textile pour des usages d’aménagement plutôt que pour l’habillement. Le stylisme de vêtement ne figurait pas parmi les disciplines enseignées et seules sont connues quelques robes réalisées à partir des tissus produits par Corona Krause et Lis Beyer-Volger1818Voir Stamatina Kousidi, « The Case of Corona Krause : Textiles as a Spatial Apparatus », in Marjan Groot et al., Momowo, op. cit., p. 320-335., peu médiatisées. Pour autant, ces artistes participèrent à la réalisation de costumes très architecturés pour les spectacles du chorégraphe Oskar Schlemmer. Dans l’esprit de ce dernier, le costume de scène transformait le corps dansant en une « structure spatiale » en mouvement dans l’espace1919Oskar Schlemmer, Die Bühne im Bauhaus, Munich, Langen, 1925, p. 15-18.. [fig. 5]

Le fait que plusieurs parmi ces tisserandes entreprirent d’écrire sur leur pratique n’est pas anodin. T’ai Smith fait observer qu’il s’agissait de présenter l’art textile comme une activité non seulement technique mais aussi intellectuelle, et d’insister sur ses proximités avec les autres domaines du design, y compris l’architecture2020Ibid., p. 123-124 et T. Smith, Bauhaus Weaving Theory…, op. cit., p. 41-78.. Anni Albers fut parmi les premières à écrire sur l’atelier, dès 19242121A. Albers, « Bauhausweberei », Bauhaus Weimar Sonderheft der Zeitschrift Junge Menschen, vol. 5, no 8, 1924, p. 188. Voir T. Smith, Bauhaus Weaving Theory…, op. cit., p. 45.. Responsable de l’atelier en 1926, Gunta Stölzl publia sous le titre « Tissage au Bauhaus » un texte programmatique dans le journal Offset2222Gunta Stölzl, « Weberei am Bauhaus », Offset-Buch und Werbekunst, no 7, 1926, p. 405-406., complété, cinq ans plus tard, par un article faisant état du développement de l’activité de l’atelier2323G. Sharon-Stölzl, « Die Entwicklung der Bauhausweberei », Bauhaus Zeitschrift für Gestaltung, no 2, juillet 1931, n. p.. Elle intériorisait pleinement l’idée selon laquelle le tissage serait un domaine essentiellement féminin, mais elle clarifiait aussi l’objectif d’expérimenter dans la perspective d’une production mécanisable, pour l’industrie. Elle interrogeait le rôle spatial de ces surfaces tissées, qui devaient être à la fois envisagées comme des « choses en soi » et comme des éléments de la composition de la pièce. Otti Berger, dans un article de 1930 sur les « Tissus dans l’espace2424Otti Berger, « Stoffe im Raum », ReD, no 5, 1930, p. 143. Sur Otti Berger voir Judith Raum (dir.), Weaving for Modernist Architecture, Berlin, Hatje Cantz, 2024. », mit l’accent sur leur importance dans l’habitation. Elle insistait sur des notions très présentes dans le discours architectural : le caractère utilitaire et la « fonction » (Zweck) du tissu selon sa localisation, la structure des étoffes déterminée par l’entrecroisement des fils, employant à dessein le terme « construction » (Struktur, Aufbau). Elle introduisait aussi des valeurs plus spécifiques au textile : l’expressivité de la matière, sa tactilité et sa capacité à moduler la lumière. Les tapis, rideaux, revêtements muraux, nappes et couvertures de lit apportaient aux intérieurs des qualités supplémentaires, chaleur, ambiance sonore, intimité.

Scénographies textiles

Figure 6. Xanti Schawinsky, Spectodrama, figurines de papier plié, 1937. « Play, Life, Illusion », The Drama Review, vol. 15, no 3, été 1971, p. 57.

Tous ces thèmes furent repris ultérieurement par Anni Albers lorsque celle-ci, exilée aux États-Unis après que les nazis ordonnèrent la fermeture du Bauhaus, poursuivit une carrière d’enseignante et de designer textile, conjuguant création artistique et productions pour l’industrie. Comme d’autres anciens du Bauhaus, elle prit part à l’enseignement du Black Mountain College, où elle fut chargée de la classe de tissage. Si cette classe fut peu mentionnée dans les premiers travaux consacrés à cet établissement, une exposition ouverte en 2023 et son catalogue, conjointement aux travaux récents sur Albers, ont restitué toute l’importance d’un tel atelier dans un cursus artistique fondé sur l’apprentissage par le faire et le travail manuel2525Michael Beggs, Julie J. Thomson (dir.), Weaving at Black Mountain College: Anni Albers, Trude Guermonprez, and their Students, cat. exp. (Black Mountain College Museum + Arts Center), New Haven, Yale University Press, 2023.. L’établissement, célèbre pour ses pédagogies inventives, accorda au design de vêtements une place bien plus importante que ce n’était le cas au Bauhaus. En 1944, Bernard Rudofsky y délivra des leçons critiques sur l’habillement contemporain et Berta Rudofsky fut chargée d’un atelier sur le travail du cuir. L’artiste Irene Schawinsky enseigna le stylisme et créa des costumes pour l’enseignement de scénographie confié à son mari, extrapolant à partir d’exercices de sculptures en papier effectués auprès de Josef Albers. Xanti Schawinsky avait lui aussi étudié au Bauhaus et assisté Oskar Schlemmer pour l’atelier de théâtre ; au Black Mountain College, il poursuivit des performances multimédias nommées « Spectodramas2626Raphael Gygax, Heike Munder (dir.), Xanti Schawinsky, cat. exp. (Zurich, Migros Museum für Gegenwartskunst), Genève, JRP/Ringier, 2015. Voir aussi Xanti Schawinsky, « From the Bauhaus to Black Mountain », The Drama Review, vol. 15, no 3, été 1971, p. 30-44. ». Les costumes, faits de surfaces courbes ou plissés comme de grands origamis, incarnaient à leur manière l’idée de plans pliables portés par les corps, mobiles avec eux et engendrant le sentiment d’espace. [fig. 6]

Figure 7. Aperçus de l’exposition Textiles USA, Museum of Modern Art, New York, 1956. Domus, no 326, 1957, p. 47.
Figure 8. Double page de la revue Arts and Architecture, no 3, 1948, p. 32-33.

Aux États-Unis, la conception de tissus et l’habillement s’introduisaient peu à peu au sein des grands récits de l’histoire de l’art et du design contemporains, à travers une série d’évènements organisés au Museum of Modern Art de New York. L’exposition Are Clothes Modern? agencée par Bernard Rudofsky en 19442727Voir Émilie Hammen, « Museum of Modern Art, 1944 : l’habit selon l’architecte », Perspective, no 2, 2021, p. 205-220. précéda celle intitulée « Textile Design » en 1945, qu’un dossier de presse justifiait par « le rôle de plus en plus important joué par les tissus dans les intérieurs simples et modernes2828Museum of Modern Art, invitation et communiqué de presse pour l’exposition Textile Design, 23 août 1945. Disponible en ligne (consulté le 29 octobre 2023). ». Si Anni Albers, aux côtés d’autres designers, y présentait certaines de ses créations, l’exposition montrait aussi des photographies de réalisations architecturales modernistes avec des séparations spatiales assurées par de grands rideaux coulissants, dont la propre maison de Walter Gropius à Lincoln dans le Massachusetts. En 1949, le MoMA consacra l’œuvre d’Anni Albers, juxtaposant tissages picturaux, diviseurs d’espaces et essais pour l’industrie2929Exposition Anni Albers Textiles, Museum of Modern Art, 14 septembre – 6 novembre 1949.. En 1955, une exposition fut dédiée aux textiles et aux arts de l’ornement en Inde3030Exposition Textiles and Ornamental Arts in India, Museum of Modern Art, 11 avril – 25 septembre 1955.. L’année suivante, la créativité des designers, artisans et entreprises américains était valorisée dans l’exposition Textiles USA3131Exposition Textiles USA, Museum of Modern Art, 29 août – 4 novembre 1956. Sur cette exposition voir Felicity Scott, « An Eye for Modern Architecture », in Architekturzentrum Wien (éd.), Lessons from Bernard Rudofsky. Life as a Voyage, Bâle, Boston et Berlin, Birkhäuser, 2007, p. 172-208 (p. 194-200). dont Bernard Rudofsky assurait à nouveau l’installation, déployant avec beaucoup d’inventivité ces grandes surfaces souples dans toute la galerie pour en magnifier les qualités variées, élasticité, drapé, légèreté, transparence… [fig. 7] Les revues relayaient aussi cette attention nouvelle portée à la création textile, artisanale ou industrielle, comme composante à part entière du design et de l’architecture moderne, alliant fonctionnalisme, performance technique, bien loin de l’image surannée d’un art décoratif ou d’un loisir féminin3232Par exemple Arts & Architecture, no 3, Fabrics, 1948, dans lequel Anni Albers et d’autres designers textiles étaient invités à s’exprimer.. [fig. 8]

Dans ce contexte, Anni Albers diffusa vers les architectes ses conceptions du textile, poursuivant en langue anglaise l’entreprise de théorisation du tissage que ses camarades Gunta Stölzl et Otti Berger avaient initiée en Allemagne avant la guerre3333Voir à ce propos Jennifer Burgess, « The Pliable Plane: Textiles, Space and the Work of Anni Albers », in Marjan Groot et al., Momowo, op. cit., 2017, p. 337-347.. Dès 1946, l’article « Constructing textiles3434A. Albers, « Constructing Textiles », Design, vol. 47, no 8, avril 1946, p. 22-26 ; « La construction des textiles », traduction française de Julie Debiton dans A. Albers, En tissant, en créant, op. cit., p. 47-54. Voir l’article d’I. Soulard dans ce numéro de KUNST. », publié dans la revue Design aux côtés d’un texte de Walter Gropius, traitait de la « structure » des tissus. En 1957, l’article « Le plan pliable, les textiles en architecture3535Id., « The Pliable Plane… », op. cit. » — le plus long publié par Anni Albers avant la rédaction de son traité On Weaving de 1965 — reprit ces idées, tout en développant un nouvel argument sur le déploiement des surfaces tissées, intermédiaires entre corps et espace, entre vêtement et architecture. Ce texte dense, qui parut dans la revue de l’école d’architecture de Yale alors dirigée par Paul Rudolph, peut être lu comme une invite qu’elle adressait à des architectes restés trop longtemps indifférents au domaine textile. S’il s’ouvrait sur l’opposition entre l’architecture, définie par son ancrage et son inscription dans la durée, et son « antithèse » le textile, indépendant du sol, mobile et éphémère, le développement nuançait cette idée pour insister sur les complémentarités entre les deux domaines.

Penser l’origine du textile et sa « nature nomade »

Le texte questionnait les « débuts » communs du tissage et de l’architecture, motivés par la nécessité de fournir un abri, l’un pour la vie nomade, l’autre pour l’existence sédentaire. Si l’évocation d’une telle relation entre textile et habitat aux commencements de l’humanité rappelle les théories de Gottfried Semper, il est cependant peu plausible qu’Anni Albers les ait eues précisément à l’esprit3636L’hypothèse est soulevée par J. Burgess, « The Pliable Plane… », op. cit... Au temps de sa formation, l’atelier textile du Bauhaus ne s’appuyait pas sur des livres, bien au contraire, les élèves revendiquaient l’affranchissement par rapport aux traditions comme condition pour l’invention. L’hypothèse d’une influence indirecte de Semper, par l’intermédiaire de Walter Gropius3737Voir Klaus-Jürgen Winkler, Die Architektur am Bauhaus im Weimar, Berlin, Munich, Verlag für Bauwesen, 1993, p. 29. Selon Winkler, Gropius citait Semper et Riegl pour critiquer la Zwecktheorie. Rappelons que dans les années 1910, la pensée de Semper était surtout connue par l’intermédiaire de la critique que lui avait adressée Riegl, réduisant ses théories à une « conception mécaniste de l’essence de l’œuvre d’art ». Voir Harry Francis Mallgrave, Gottfried Semper: Architect of the 19th Century, New Haven, Yale University Press, 1996, p. 379., peut certainement être évoquée, mais ne pouvait concerner que des idées générales sur l’importance du matériau et des techniques dans le développement des formes artistiques, sans entrer dans le détail des vues de Semper sur l’origine textile de l’architecture. En effet, s’il existait des continuités historiques bien réelles entre les idées pédagogiques de Semper, exprimées dès 1852 dans l’essai Wissenschaft, Industrie und Kunst, et le dispositif d’enseignement du Bauhaus, ancré dans une pratique des arts techniques3838Voir Hans Maria Wingler (éd.), Gottfried Semper, Wissenschaft, Industrie und Kunst (1852), Mayence, Berlin, Kupferberg, 1966 et id., The Bauhaus: Weimar, Dessau, Berlin, Chicago (1962), Cambridge (MA), MIT Press, 1976, p. 18-19., comme cela fut souligné par Hans Maria Wingler dans les années 1960, il faut rappeler qu’avant cela le contexte dans lequel évoluait Gropius était caractérisé par une mécompréhension de la pensée de Semper, réduite à l’idée selon laquelle « la forme artistique découlerait des besoins fonctionnels et de la technique3939Selon Peter Behrens, « Über den Zusammenhang des baukünstlerischen Schaffens mit der Technik », Kongress für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, Berlin, 7-9 Oktober 1913, Bericht, Stuttgart, Ferdinand Enke, 1914, p. 251-259, citation p. 253. », voire par son oubli progressif pour la génération de ses élèves4040Voir à ce propos H. F. Mallgrave, Gottfried Semper…, op. cit., p. 371-372..

En définissant le tissu comme intermédiaire entre vêtement et habitation aux commencements de l’humanité, Anni Albers réélaborait par elle-même ce mythe d’une origine textile de l’architecture avec ses propres références, notamment son intérêt pour les textiles du Pérou ancien, et à partir de présupposés bien différents sur les nécessités primordiales des premières sociétés. Elle plaçait l’arrivée des questions esthétiques dans un ordre secondaire, quand Semper associait l’élément textile de l’architecture à un besoin d’ornement dès ses premières ébauches en tant que paroi tressée. 

Le récit esquissé par Albers, tout en naturalisant l’origine nomade du textile, réfutait aussi certaines des idées reçues auxquelles la tisserande s’était trouvée confrontée auprès des architectes de son temps. L’idée selon laquelle le plan tissé flexible avait engendré l’espace de l’habitation contournait habilement l’assignation des femmes artistes aux deux dimensions de la surface. Comme en réponse à la division des activités au Bauhaus, la question des aptitudes supposées natives des hommes et des femmes était subtilement discutée :

Il est intéressant de constater que, dans les mythes anciens de nombreuses régions du monde, c’est une déesse, une divinité féminine, qui apporte à l’humanité l’invention du tissage. Quand on pense que le tissage est avant tout un processus d’organisation structurelle, l’idée est saisissante, car aujourd’hui la pensée en termes de structure semble plutôt associée aux inclinations des hommes qu’à celles des femmes4141A. Albers, « The Pliable Plan… », op. cit., p. 36 : « It is interesting in this connection to observe that in ancient myths from many parts of the world it was a goddess, a female deity, who brought the invention of weaving to mankind. ».

L’invention originelle de ces structures tissées, aux débuts de l’humanité, se voyait attribuée aux femmes, selon un partage du travail où les hommes, en tant que chasseurs, procuraient les peaux d’animaux, quand celles-là, en tant que cueilleuses, manipulaient des matières premières végétales, roseaux, branchages et herbes. Cette activité les aurait conduites à entrelacer des brindilles et, de là, à construire les premiers ouvrages textiles. Quant à l’association des femmes à la dimension esthétique ou décorative, elle n’aurait été établie que de façon ultérieure comme quelque chose de « naturel » :

Plus tard, avec l’établissement des traditions de tissage, l’embellissement qui était l’une des tâches de la tisseranderie est passé au premier plan et donc le rôle féminin dans ce domaine est devenu naturel à nos yeux4242Ibid. : « Later, with weaving traditions established, embellishing as one of the weaver’s tasks moved to the foreground and thus the feminine role in it has become natural in our eyes. ».

Dans ce récit, la distinction n’était pas anodine entre des peaux, c’est-à-dire des surfaces souples prélevées sur les animaux, et le textile à proprement parler, défini comme un entrecroisement de brins souples, patiemment perfectionné. Les peaux et les fourrures auraient offert un modèle originel de vêtement, longtemps inégalé, mais les tissus auraient acquis des propriétés bien supérieures, en termes de protection et de légèreté, après des millénaires d’expérimentations portant à la fois sur les fibres elles-mêmes et sur leurs modalités d’agencement.

Le sujet principal de cette fable des origines concernait les continuités entre deux types d’abri, le vêtement comme « peau secondaire » et la tente, avant la sédentarisation. Albers n’avait manifestement qu’une idée vague de l’évolution de l’habitation nomade, qui, dans les années 1940 et 1950, appartenait au domaine de la géographie humaine plutôt qu’à celui de l’histoire de l’architecture4343Voir par exemple le travail du Danois Carl Gunnar Feilberg, La tente noire : contribution ethnographique à l’histoire culturelle des nomades, Copenhague, NationalMuseets Skrifter, 1944.. Tout au plus citait-elle à l’appui un bref article récemment paru dans le New York Times sur les yourtes des peuples d’Asie centrale4444Jack Raymond, « Yaks and Yurts, Marx and Mao », New York Times, 21 octobre 1956, p. 230.. Sa démonstration était purement théorique, dépourvue de bases historiques ou ethnologiques. Postulant la « nature nomade4545A. Albers, « The pliable plane… », op. cit., p. 39 : « Wherever provisional quarters have to be built speedily and independent of local material, the textile house, the tent, is the answer because of the inherent characteristic of cloth that one might call it its nomadic nature. » » du textile, elle supposait que les premières habitations transportables des sociétés itinérantes dérivaient des habits portés à même le corps. Le déplacement exigeait un matériau performant, capable de rendre les personnes « indépendantes des lieux, des heures et des saisons4646Ibid., p. 36 : « That had made us independent of place, hour and season. » » : protecteur, isolant, respirant, imperméable ; mais surtout léger et flexible, de façon à être replié en un petit volume portatif. Elle observait les mêmes problématiques dans l’équipement des nomades de son temps, qu’il s’agisse de campeurs et de militaires transportant leurs hébergements de toile dans un sac compact ou encore de voyageurs dotés de bagages légers et de chemises infroissables.

Les tissus mobiles de l’existence sédentaire

La nature nomade du textile étant ainsi présupposée, Anni Albers interrogeait la transformation des attributions des surfaces tissées dans les conditions d’une vie devenue sédentaire. Lorsque les textiles se « déplaçaient vers l’intérieur de l’habitation4747Ibid., p. 39 : « With the discontinuance of this one major function textiles moved indoors, inside our habitations. » », l’architecture suppléait en partie le rôle d’abri que les vêtements assumaient à l’extérieur. Plus précisément, l’abri construit débarrassait les habitants de la nécessité de porter les éléments protecteurs à même leur corps. À l’intérieur des maisons immeubles, les textiles se relocalisaient tout en adaptant à la nouvelle situation leur rôle de contrôle du confort hygrothermique : draps, couvertures, tapis, revêtements et voilages s’associaient au plancher, aux murs et aux vitrages pour leur conférer des propriétés isolantes, filtrer la lumière ou atténuer les bruits. Portés par le bâti, ils adoptaient « une existence intérieure4848Ibid. : « Textiles have taken on an indoor existence. » » : au sol, entre les pièces, sur les parois, devant les fenêtres, protégeant du soleil, de l’air, de l’humidité et du bruit, préservant l’intimité, la chaleur et le calme. L’installation dans l’habitation fixe n’altérait pas leur caractère essentiellement mobile, bien au contraire, c’est par leur flexibilité que les rideaux, paravents, stores et autres ajustaient l’ambiance intérieure au climat et dosaient l’ouverture du monde privé.

La transition vers la vie intérieure modifiait cependant certaines attributions des textiles, tout particulièrement des vêtements qui, libérés de leur rôle d’abri, se chargeaient de fonctions esthétiques restées très secondaires dans un quotidien d’itinérance. De même, les qualités sensibles des textiles mobiles installés au-dedans d’une habitation fixe devenaient un sujet de discussion.

Anni Albers n’abordait que très prudemment le terme « décoration », qu’elle entourait de guillemets, invoquant « l’idée d’un ajout qu’il serait bon d’examiner, sinon avec scepticisme, du moins avec interrogation4949Ibid. : « In “decoration” we have an additive that we may well look at, if not skeptically, at least questioningly. » ». Cette réticence était cohérente avec le rejet de l’ornement qui caractérisait toujours l’architecture moderne, vingt-cinq ans après l’exposition du Museum of Modern Art de New York qui avait promu un « style international5050Voir l’ouvrage accompagnant l’exposition Modern Architecture: International Exhibition de 1932 : Henry-Russell Hitchcock, Philip Johnson, The International Style: Architecture Since 1922, New York, Norton, 1932 ; traduction française par Claude Massu : Le Style international, Marseille, Parenthèses, 2001. » caractérisé par la proscription de toute décoration ajoutée. Comme ses anciennes camarades Gunta Stölzl ou Otti Berger, Anni Albers marquait sa distance vis-à-vis des anciennes pratiques de la tapisserie décorative ou figurative. Elle définissait la fonction esthétique comme organisation raisonnée de l’ambiance sensorielle, acoustique et tactile, intégrant l’aspect visuel sans s’y limiter, considérant la couleur, la transparence, l’opacité, la brillance ou la matité comme des moyens d’orienter la perception des espaces. Aux intérieurs modernes faits de béton, de métal et de verre, pratiques et fonctionnels mais anonymes, austères et froids, la présence des textiles apportait personnalité, douceur, chaleur, couleur, tactilité :

Ce qui manque dans l’absence de tissus, c’est sans doute quelque chose de chaud au toucher, très probablement la couleur, le jeu doux des plis et le lustre du duvet des fibres en contraste avec les surfaces planes, dures et froides5151A. Albers, « The Pliable Plane… », op. cit., p. 40 : « What is missing through the lack of fabrics is presumably something that is warm to the touch, quite possibly color, the soft play of folds and the lustre of fuzz of fibers in contrast to flat, hard, and cool surfaces. ».

Figure 9. Intérieur de la Rockefeller Guest House, Philip Johnson (architecte), 1950. Library of Congress, Prints & Photographs Division, Gottscho-Schleisner Collection.
Figure 10. Image du film de Teinosuke Kinugasa, Gate of Hell, 1953.

Anni Albers ne fit aucune référence, dans ce texte, à ses collaborations contemporaines avec des architectes comme Walter Gropius et Philip Johnson, pour des réalisations que ses créations tissées rendaient plus confortables — voire tout simplement habitables. [fig. 9] Plutôt que ses propres travaux, elle mentionna deux des architectes les plus en vue, Le Corbusier et Ludwig Mies van der Rohe5252Voir Marianne Eggler, « Divide and Conquer: Ludwig Mies van der Rohe and Lilly Reich’s Fabric Partitions at the Tugendhat House », Studies in the Decorative Arts vol. 16, no 2, printemps-été 2009, p. 66-90.. Ce dernier avait importé aux États-Unis l’emploi de grands rideaux textiles initialement expérimenté avec Lilly Reich. Concernant Le Corbusier, Anni Albers faisait référence à l’emploi de grands panneaux de tapisserie qui, outre leurs qualités picturales, amélioraient les qualités acoustiques de l’architecture de béton de la Haute Cour de Justice à Chandigarh, construite au milieu des années 19505353Voir Annick Davy, Martine Mathias, Le Corbusier. Œuvre tissé, Paris, Philippe Sers, 1987 ; Romy Golan, Muralnomad. Le paradoxe de l’image murale en Europe (1927-1957) (2009), Paris, Macula, 2018 ; et Rossella Froissart, « La tapisserie, art mural : muralnomad avant Le Corbusier », Modos. Revista de História da Arte, vol. 4, no 2, mai 2020, p. 91-116.. Elle rappelait aussi le caractère ancien de ces complémentarités entre textile et construction, citant le rôle traditionnel des tapisseries dans les ambiances intérieures. L’importance des panneaux et voiles dans l’architecture japonaise était également mentionnée, par l’intermédiaire du film Gate of Hell de Teinosuke Kinugasa qui, en 1953, avait mondialement diffusé des images colorées reconstituant des ambiances, décors et costumes du Japon du XIIe siècle. [fig. 10]

Dans l’habitation contemporaine, le fait que ces qualités sensibles soient incarnées par des éléments mobiles renforçait à ses yeux leur efficacité esthétique. Comparés à l’architecture permanente et impersonnelle, les textiles offraient une individualité changeante, à l’image des vêtements, contribuant à l’agrément de la vie. Les rideaux, comme les tissus du repas ou du sommeil, pouvaient être déployés selon les saisons, les heures et les activités quotidiennes : « Ils peuvent être soulevés, pliés, transportés, rangés et remplacés facilement, ils apportent ainsi un changement vivifiant dans une maison désormais immobile5454A. Albers, « The Pliable Plan… », op. cit., p. 40 : « They can be lifted, folded, carried, stored away and exchanged easily ; thus they bring a refreshing element of change in the now immobile house. » ». Même leur durée de vie éphémère représentait une opportunité de renouvellement.

Anni Albers invitait à rapprocher les critères de sélection des textiles de l’intérieur de ceux qui président au choix d’un vêtement agréable :

Si aujourd’hui nous entreprenions de choisir les tissus en toute lucidité avant de nous laisser emporter par les plaisirs spontanés que nous procurent la couleur, la surface et la “main” des étoffes, nos pièces auraient l’air désencombrées, spacieuses et sereines. Elles seraient animées par ces qualités des matériaux que nous connaissons si intimement pour les avoir portés, pour les avoir utilisés à même la peau. Et si nous considérons les vêtements comme une peau secondaire, nous pourrions élargir cette considération et réaliser que la clôture des murs est en quelque sorte un troisième vêtement, que notre habitation est un autre “habit”5555Ibid. : « If today, we would go about the task of choosing fabrics guided by a clear head before we become engrossed in the spontaneous pleasures that color, surface, and the “hand” of cloth give us, our rooms would look uncluttered, spacious and serene. They would look animated by those qualities of materials that we know so intimately from wearing them : from their use next to our skin. And if we think of clothing as a secondary skin we might enlarge on this thought and realize that the enclosure of walls in a way is a third covering, that our habitation is another “habit”. ».

Dans sa conclusion, Anni Albers appelait à une « nouvelle entente5656Ibid. : « A new understanding between the architect and the inventive weaver. » » entre l’architecture et la tisseranderie inventive, pour des projets d’architecture pensés à différentes échelles de temporalité, combinant permanence et variabilité. L’idée de promouvoir la paroi textile, légère et mobile, rencontrait des principes promus par les architectes contemporains, en particulier l’autonomie des cloisons configuratrices des espaces vis-à-vis de la structure porteuse. Mais Albers relayait aussi toute une série d’efforts faits par les artisanes du tissage pour faire exister leur domaine, à part égale. Dans les théories et pratiques du design moderne, elles avaient introduit des notions de tactilité et de construction de l’étoffe matérielle, redevables d’une expérimentation artisanale du tissage où conception et exécution n’étaient pas dissociées. L’idée de penser les textiles comme des plans flexibles, repliés ou déployés dans l’espace, entre le corps mobile et la demeure immobile, empruntait à diverses pratiques du design, costume de théâtre, scénographie, installation d’expositions. La référence au vêtement introduisait enfin dans l’architecture domestique des notions d’intimité et d’autonomie : l’idée d’être à la fois nomade et sédentaire, chez soi et indépendant des lieux.

Auteur

Estelle Thibault est professeure en histoire et cultures architecturales à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et membre de l’équipe de recherche IPRAUS/UMR AUSSER (ministère de la Culture / CNRS). Ses travaux portent sur l’histoire des relations entre les théories architecturales et leur environnement philosophique et scientifique aux XIXe et XXe siècle, ainsi que sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture, du dessin et de l’ornement. Elle s’intéresse également à la réception de Gottfried Semper dans l’espace culturel francophone. Elle a notamment publié La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l’architecture en France, 1860-1950 (2005) ; De l’Orient à la mathématique de l’ornement. Jules Bourgoin, 1838-1908 (avec Maryse Bideault et Mercedes Volait, 2015) et a réalisé l’édition française de Science, industrie et art de Semper (2012). Elle travaille actuellement à la restitution, à partir de cahiers d’élèves, d’une version du cours d’architecture comparée donné par Gottfried Semper autour de 1860. 

Crédits des images

fig. 4 : © The Josef and Anni Albers Foundation / Adagp / Artists Rights Society (ARS), New York / VG Bild-Kunst, Bonn. Photographie : © President and Fellows of Harvard College.

fig. 9 : Gottscho-Schleisner (photographe).

Pour citer cet article

Estelle Thibault, « Déployer les vêtements intérieurs de l’architecture. La nature nomade du textile selon Anni Albers », KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.

URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/thibault

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