KUNST

Le dressing de Gottfried Semper

Vêtement et architecture dans Der Stil
Isabelle Kalinowski

Table des matières

Résumé

Les rapprochements que l’architecte allemand Gottfried Semper opère, notamment dans le premier volume de Der Stil (1860), entre Wand et Gewand (le mur et le vêtement), Bekleidung et Kleid (le revêtement et le costume), sont généralement interprétés en référence à un « habillage » des murs et des édifices par le décor textile, mais, chez lui, la notion de vêtement ne constitue pas une simple métaphore. Pour tenter de mieux cerner les enjeux précis associés à ce dernier dans l’édifice conceptuel sempérien, nous commencerons par présenter son concept d’une relation à la fois généalogique et « analogique » entre habillement et architecture. Nous nous arrêterons ensuite sur les couleurs et ornements vestimentaires, avant de réaliser un inventaire sommaire de sa « garde-robe », qu’il a lui-même synthétisée en une triade de formes dans les sections 57 et 58 de Der Stil, traduites pour la première fois en français dans ce numéro de KUNST. Nous chercherons enfin à éclairer la place privilégiée que Semper attribue au « jeu de plis » dans les étoffes de laine indiennes et grecques et les raisons pour lesquelles il discerne au cœur de ces plis les ferments d’une « liberté ».

Mots-clés

Gottfried Semper, vêtement, couleur, mur, costume, ornement, liberté

Texte

La thèse de Gottfried Semper (1803-1879) sur les origines de l’architecture, développée notamment dans son monumental ouvrage de 1860-1863, Der Stil, établit une généalogie des arts de la construction qui trouverait son point de départ dans le textile. L’originalité de cette proposition ne tient pas seulement à la valorisation d’un matériau inattendu, non pérenne et en apparente contradiction avec la visée solide et protectrice de l’architecture, que Semper, au demeurant, ne renie pas ; elle réside également dans l’abandon résolu des perspectives évolutionnistes, à rebours des modèles de la « pétrification » progressive de structures initialement précaires et légères telles que le textile : ce qui passionne Semper est moins le schéma du franchissement d’étapes vers une matérialité toujours plus consistante que la dimension mémorielle inhérente aux métamorphoses de l’architecture, c’est-à-dire le fait que l’origine textile continue, obstinément, de refaire surface à tous les moments de l’histoire des constructions, par le biais de couleurs, de symboles, de formes, de textures, de configurations des éléments du bâti. C’est ce rappel inlassable par l’architecture de son passé textile, indifférent au fait qu’il soit ou non mythique11Semper est très explicite sur ce point : la connaissance de l’histoire des textiles dans les temps « immémoriaux » est nécessairement hypothétique et « fabuleuse ». Il se livre à une mise au point sans équivoque dans la section 36 du premier tome de Der Stil : « L’histoire immémoriale des inventions demeure, de façon générale, obscure et fabuleuse, mais il n’est pas de domaine où elle soit plus incertaine et infructueuse que dans celui de l’industrie immémoriale de la confection des textiles. / Il est vain de se demander et de vouloir décider si la fabrication des étoffes de laine est plus ancienne que celle des textiles de lin, ou quel peuple du sud a le premier filé et tissé le coton. Même l’invention de la soie, qui est attribuée aux Chinois, se perd dans l’obscurité des temps antéhistoriques. Du point de vue de l’histoire du style, l’ordre dans lequel nous allons comparer les étoffes fibreuses en examinant leurs propriétés caractéristiques et les exigences stylistiques qui en découlent est par conséquent relativement indifférent. » (Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten, oder Praktische Aesthetik. Ein Handbuch für Techniker, Künstler und Kunstfreunde, vol. 1, Die textile Kunst für sich betrachtet und in Beziehung zur Baukunst, Frankfurt am Main, Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1860, p. 129). Toutes les traductions d’extraits de Der Stil présentées ici ont été relues par Estelle Thibault, que je remercie. Les numéros de section font référence à la première édition du premier tome de l’ouvrage, parue en 1860 ; je renvoie à la nouvelle et très complète édition critique numérique de Der Stil, en accès ouvert, sous la direction de Sonja Hildebrand et Philipp Urprung (ETH Zurich)., qui constitue aux yeux de Semper le fait anthropologique le plus remarquable. Si toutes les origines ne sont pas nécessairement rappelées, si certaines sont tout simplement oubliées ou encore occultées, si d’autres encore sont célébrées et idéalisées, le lointain prototype textile de l’architecture ne cesse de faire retour dans les cultures les plus différentes, et il ne fait retour selon aucune des modalités précédemment énumérées, des plus déniées aux plus triomphales : le pattern textile est tout simplement là, il réaffirme invariablement son existence et sa présence insistante. Il ne symbolise d’abord rien d’autre que lui-même.

Mais de quel « textile » cette mémoire obsédante rappelle-t-elle l’existence passée ? Il s’agit d’abord, pour Semper, de panneaux mobiles qu’il désigne sous le nom générique de « Teppich », terme allemand qui peut être traduit aussi bien par « tapis » que par « tapisserie ». Ce qui importe alors est la position verticale, puisque les « tapis » en question sont des tapis suspendus comme des tapisseries, qui ont pour fonction de diviser l’espace intérieur et, indissociablement, de le doter d’un décor. Leur caractéristique est la couleur, ou plutôt la multiplicité des couleurs organisée selon un « système chromatique » régi selon des principes de juxtaposition des tons. Toute la polychromie architecturale, non seulement celle dont Semper postule avec vigueur la prévalence dans l’Antiquité mais aussi celle des époques ultérieures, rappelle inlassablement la mémoire des premières surfaces colorées du Teppich. Verticalité, couleur et juxtaposition sont ainsi les trois grandes caractéristiques du prototype textile dont Semper ne cesse de relever la trace dans les déclinaisons universelles de l’architecture.

Le présent article a pour but d’explorer un domaine textile que Semper associe également à la généalogie de l’architecture, même s’il ne lui réserve pas une place aussi archétypale qu’au Teppich : celui du vêtement, omniprésent dans ses écrits, notamment dans le premier tome de Der Stil. Les fameux rapprochements que Semper opère entre Wand et Gewand (le mur et le vêtement), Bekleidung et Kleid (le revêtement22Sur la théorie sempérienne du revêtement, voir notamment Michael Gnehm, « Gottfried Semper et le métabolisme du revêtement architectural », Gradhiva, no 25, 2017, p. 106-123 ; Caroline van Eck, « Masking, Dressing, Tattooing, and Cannibalism: From Architectural History to the Anthropology of Art », in Michael Gnehm, Sonja Hildebrand (éd.), Architectural History and Globalized Knowledge. Gottfried Semper in London, Mendrisio, Mendrisio Academy Press, 2021, p. 159-178 ; Beat Wyss, « Origins of Architecture and the Textile Paradigm », in ibid., p. 179-192. et le costume) sont interprétés par ses commentateurs en référence à un « habillage » des murs et des édifices par le décor textile, mais, chez lui, la notion de vêtement ne constitue pas une simple métaphore. Le lien établi par Semper entre les usages vestimentaires et architecturaux des textiles relève d’une polysémie plus riche et multiforme qu’il s’agira ici d’éclairer. Certes, la fonction attribuée dans la théorie sempérienne au vêtement proprement dit est d’autant moins aisée à déchiffrer qu’il construit volontiers des mises en abyme dans lesquelles le jeu de miroirs des signifiants devient un peu vertigineux : comme la mention récurrente de ces bas-reliefs assyriens sur lesquels des figures royales portent des manteaux brodés que Semper lit comme des témoignages architecturaux et sculptés de l’histoire des textiles qui renvoient quant à eux à la généalogie de l’architecture et de la sculpture. Certes, on peut aussi avoir l’impression que le vêtement, chez Semper, n’est qu’une occurrence parmi d’autres des usages des textiles, et que l’architecte n’a d’yeux que pour ces derniers, pour leurs propriétés matérielles et formelles, révélées par des costumes dont les spécificités passeraient quant à elles au second plan. Pour tenter de mieux cerner les enjeux précis associés au vêtement dans l’édifice conceptuel sempérien, nous commencerons par présenter son concept d’une relation à la fois généalogique et « analogique » entre habillement et architecture. Nous nous arrêterons ensuite sur les couleurs et ornements vestimentaires, avant de réaliser un inventaire sommaire de sa « garde-robe », qu’il a lui-même synthétisée en une triade de formes dans les sections 57 et 58 de Der Stil, traduites pour la première fois en français dans ce numéro de KUNST. Nous chercherons enfin à éclairer la place privilégiée que Semper attribue au « jeu de plis » dans les étoffes de laine indiennes et grecques et les raisons pour lesquelles il discerne au cœur de ces plis les ferments d’une « liberté ».

Généalogie et analogie

Si l’on cherche un point commun à toutes les mentions de vêtements que l’on peut rencontrer dans Der Stil et les autres textes de Semper, on retrouve les trois caractéristiques déjà énumérées : verticalité, juxtaposition et couleur. La verticalité du vêtement porté apporte un complément d’importance majeure par rapport à celle du tapis ou de la tapisserie, qui correspond à une surface également verticale mais plane : avec le vêtement est introduit la possibilité (qui n’est pas toujours actualisée, puisqu’il existe aussi des vêtements rigides et plats) du plissé ou jeu de plis (Faltenspiel), qui intéresse au plus haut point l’architecte car il permet d’observer les discontinuités d’un matériau, ses modes de réflexion différenciés de la lumière, des jeux d’ombre et de luminosité, la répartition diversifiée de « masses » de matière, l’utilisation de formes arrondies et structurées à la fois, et l’alternance des plis et des surfaces plates. En second lieu, la notion de juxtaposition est ici encore fondamentale : dans toutes ses considérations sur les textiles, Semper pense systématiquement par paires ; les caractéristiques des étoffes ne sont pas examinées seulement pour elles-mêmes mais selon l’apparence que leur confère le contraste avec un autre textile juxtaposé au premier, ou surimposé sur celui-ci. La matérialité, dans une telle optique, ne se définit que par différenciation, comme si le regard ne discernait des propriétés que par contraste ou, plus exactement, par mixture, en percevant ce qu’une matière fait à une autre, en percevant, donc, une matière par l’entremise de l’effet produit sur elle par une autre. Cette attention extrême de Semper aux phénomènes de juxtaposition peut être mise en relation avec sa lecture de l’ouvrage du chimiste Michel-Eugène Chevreul De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, les tapisseries de Beauvais pour meubles, les tapis, la mosaïque, les vitraux colorés, l’impression des étoffes, l’imprimerie, l’enluminure, la décoration des édifices, l’habillement et l’horticulture (1839), qu’il cite dans sa traduction allemande de 184733Michel-Eugène Chevreul, Die Farbenharmonie in ihrer Anwendung bei der Malerei, bei der Fabrication von farbigen Waaren jeder Art, von Tapeten, Zeugen, Teppichen, Möbeln, etc., 2e éd., Stuttgart, Paul Neff, 1847. et qui constitue pour lui une inspiration théorique fondamentale. Dans ce texte, Michel-Eugène Chevreul, qui était chargé de la direction des teintures des tapisseries à la manufacture des Gobelins, observait la nécessité de tenir compte des juxtapositions de couleur pour prévenir des effets d’optique qui pouvaient être faussement interprétés comme un problème de tenue des couleurs de la laine. Il enseignait dans son livre comment jouer sur les propriétés optiques des juxtapositions de tons pour obtenir les couleurs souhaitées et garantir leur pérennité.

Figure 1. « Corbeille de dahlias ». Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, Paris, Gauthier-Villars et fils, 1839, pl. 38.

Semper, quant à lui, déploie la portée de la « loi du contraste simultané » au-delà des couleurs, en développant le concept de Chevreul pour l’appliquer aux contrastes de matières et en présentant ces derniers comme la condition de possibilité de la perception des matérialités. Les tenues vestimentaires offrent de ce point de vue un champ d’investigation privilégié, en raison des superpositions de vêtements, de textures, de longueurs et de formes dont elles offrent une pratique virtuose. Chez Semper, les couleurs peuvent même, de fait, sembler subordonnées aux textures qu’elles viennent souligner, comme le révèlent les sections de Der Stil consacrées aux différents types de textiles, dans lesquelles il précise les adéquations que le respect du style impose dans le choix des gammes de couleurs de chaque matériau. En troisième lieu, après la verticalité et la juxtaposition, c’est la couleur des vêtements en elle-même qui permet pour Semper d’établir un lien avec l’architecture. Dans la section 57 du premier volume de Der Stil, il commence par citer un texte antique qui décrit l’opulente polychromie des vêtements portés par les riches habitants de la ville d’Éphèse, et le commente en inférant de l’existence de ces tenues chamarrées à celle d’une polychromie architecturale tout aussi exubérante :

Démocrite d’Éphèse a écrit un livre sur le temple d’Éphèse et il a donné dans son introduction à cet ouvrage une description du luxe vestimentaire des Éphésiens qui nous a été transmise par Athénée : « Les Ioniens ont des sous-vêtements à motifs bleu violet, pourpre et jaune safran, dont les bordures sont également ornées de toutes sortes d’arabesques. Leurs sarapes sont vert pomme, pourpres et blanches, parfois aussi violet foncé comme la mer (alourkeis). Les calasiris sont un travail corinthien, certains sont de couleur pourpre, d’autres de couleur violette, d’autres encore couleur de jacinthe ; bien d’autres les choisissent aussi couleur de feu ou de mer. Les calasiris perses se rencontrent également souvent, ce sont les plus beaux de tous ; on voit aussi ce qu’on appelle des actées (shawls) qui, parmi tous les châles de Perse, sont les plus précieux. C’est un tissu très dense, qui se distingue également par sa durabilité et sa légèreté, et qui est parsemé de paillettes d’or. Chaque petite paillette est fixée sur le revers du vêtement par un fil de pourpre piqué dans le petit trou central44Le texte de Démocrite d’Ephèse est perdu et ne nous est connu que par le fragment donné par Athénée (Athénée, Deipnosophistes, livre XII « Du luxe », 29) . La traduction française dont nous disposons (celle de Philippe Remacle) est assez différente de la version donnée par Semper, qui a cependant été conservée ici. Voir G. Semper, « Le lien entre le costume et l’architecture », dans ce numéro, n. 1.. »

C’est là un fragment tout à fait singulier et peut-être le seul passage explicite qui nous soit parvenu de tous les textes grecs de la meilleure époque traitant de l’architecture. On pourrait en déduire que Démocrite mettait en relation le luxe vestimentaire des Éphésiens et le système d’ornementation colorée prédominant chez eux avec des considérations générales sur l’ordonnance et la richesse décorative de l’édifice d’apparat qu’il était en train de décrire. Si seulement avait été conservé une petite partie du texte précédant cette phrase et venant immédiatement après, nous aurions selon toute vraisemblance depuis des siècles une vision tout à fait différente de l’architecture grecque et nous n’aurions pas besoin de ressasser aujourd’hui de pesants préjugés esthétiques dépassés que l’on rencontre encore partout au sujet du décor coloré des monuments grecs55G. Semper, Der Stil, vol. 1, op. cit., p. 209-210. Pour cette citation et toutes les suivantes, voir la traduction : G. Semper, « Le lien entre le costume et l’architecture », dans ce numéro..

Semper fonde ainsi l’une de ses démonstrations de l’existence de la polychromie architecturale antique sur une déduction logique, corrélée au postulat de la cohérence d’une culture : comme il l’écrit en note, « dans une ville comme Éphèse, avec une population faisant état de tels goûts vestimentaires, des temples de marbre blanc auraient-ils été imaginables » ? Mais ce raisonnement demeure hypothétique. À l’effacement des preuves matérielles répondent les lacunes d’un appareil herméneutique dont le support textuel a partiellement disparu — une perte d’autant plus regrettable qu’il ne manque que quelques lignes « précédant » le passage cité « et venant immédiatement après ». Quelle clé décisive auraient pu fournir les énoncés perdus ? Semper s’en explique immédiatement en précisant la nature à la fois généalogique et analogique du lien ainsi postulé :

Ce qui ressort en premier lieu de ce texte est la prédilection des Grecs d’Ionie pour les couleurs dans le vêtement, notamment pour les couleurs pourpres saturées ; un constat dont nous avions déjà connaissance par ailleurs, mais dont nous voulons prendre acte en vue des sections suivantes, où nous nous réfèrerons aux liens étroits qui unissent à de multiples égards le costume et les arts plastiques, l’architecture en particulier. En l’occurrence, ces liens sont pour une part directs, immédiatement concrets et matériels, et, pour une autre part, découlent de l’analogie entre tous les phénomènes caractéristiques d’un état de culture dans son ensemble ; ce sont donc aussi, si l’on veut, des liens indirects et ethnologiques au sens global.

Semper illustre le premier cas en prenant l’exemple du lien « direct » qui unit selon lui un modèle de coiffure de l’ancienne Égypte piquée d’une fleur de lotus (dont il a pu prendre connaissance par le biais de peintures murales) et les particularités formelles d’un certain type de colonnes et chapiteaux égyptiens lotiformes. Il s’agit alors d’un « emprunt » qui reproduit dans l’architecture un motif spécifique de la toilette. Cet exemple que Semper assortit de deux illustrations permet de mieux cerner ce qu’il entend par la notion d’emprunt « direct » : non pas une reproduction mimétique mais une transposition extrêmement stylisée. Il s’agit en l’occurrence d’une stylisation de stylisation : au lieu de reprendre l’hypothèse d’une « imitation de la nature » faisant directement dériver les colonnes lotiformes de la flore locale de l’Égypte, Semper voit dans les chapiteaux une réinterprétation architecturale de l’interprétation des fleurs de lotus dans des bijoux de tête féminins. Stylisation de la forme, changement d’échelle et d’orientation dans l’espace, passage d’un matériau vivant à un matériau souple, puis à la pierre, l’emprunt que Semper appelle « direct » présuppose déjà une importante stratification de déplacements. L’autre exemple qu’il donne, celui de « la coutume extrêmement ancienne consistant à habiller de vêtements réels les figures de bois destinées au culte », qui « a conduit pour la première fois à l’invention des sculptures figurées habillées », semble se référer lui aussi à une longue série de transpositions et écarter d’emblée l’hypothèse d’une imitation « d’après nature » : ce ne sont pas des modèles vivants qui sont imités mais des statues de culte, dont l’habillage implique déjà de multiples changements d’échelle, de forme, de matières, de volumes, de tenue. Par suite, la transition entre le modèle généalogique « direct » et celui que Semper appelle « analogique » paraît très fluide : l’analogie semble en réalité être à l’œuvre à toutes les étapes de cette succession de déplacements et de métamorphoses.

La seconde modalité selon laquelle Semper envisage le lien entre architecture et vêtement, « l’analogie », se définit cependant plus précisément par un concept clé que Semper articule avec l’idée d’une cohérence « entre tous les phénomènes caractéristiques d’un état de culture dans son ensemble » : c’est celui de style. Le projet de Semper consiste notamment à « mêler ses idées sur les costumes des peuples de l’Antiquité dotés d’une pratique artistique et sur ceux de l’ère chrétienne aux considérations générales sur le style de l’architecture de ces époques ». Ici, il n’est plus seulement question de transpositions de formes, aussi élaborées soient-elles ; la différence entre le lien que Semper appelle « direct » et celui qu’il désigne comme « indirect » est que le second ne s’inscrit plus nécessairement dans l’ordre d’une visibilité, d’une figure que l’on peut reconnaître visuellement au fil de ses métamorphoses : il procède de principes de structuration qui régissent l’agencement des éléments qui composent les œuvres. Le style déploie des règles de composition organisant les relations entre ces derniers ; c’est un schème relationnel qui confère à « tous les phénomènes caractéristiques d’un état de culture » unité et cohésion dans leur diversité.

Dans les deux cas, qu’il s’agisse des transpositions visibles « directes » ou de la possibilité de reconnaître « indirectement » un « style » à travers différentes productions entre lesquelles il est possible de déceler des « analogies », Semper n’envisage une saisie précise de l’individualité des formes qu’à travers une prise en compte de leurs modalités multiples et de leurs déplacements. Elles ne se donnent à percevoir, littéralement, que comme des métamorphoses, des formes saisies dans le processus de leurs changements. L’héritage de la pensée morphologique de Goethe — qui, dans La Métamorphose des plantes, définissait la plante comme l’unité de ses modifications dans le temps — est ici d’autant plus sensible que l’examen des changements de forme est défini comme la condition de possibilité de la perception, et non comme un principe de variation secondaire. En ce sens, l’étude conjointe de l’architecture et du vêtement se révèle comme une nécessité et seuls des allers-retours entre l’une et l’autre peuvent permettre de discerner des configurations significatives de « l’état d’une culture ». Il est significatif que Semper incite davantage à mettre en relation deux pratiques artistiques différentes et contemporaines qu’à replacer les créations architecturales dans la seule histoire de l’architecture : il s’agit de saisir, par-delà la possibilité de distinguer et dater des formes, le principe générateur qui les anime. Au lieu de les figer pour pouvoir les classer, il importe au contraire, aux yeux de Semper, de les remettre en mouvement et de saisir l’impulsion structurante qui se déploie dans leurs transformations.

Le choix résolu, sinon tonitruant, du singulier dans le titre Der Stil soulève la question de l’articulation entre la connotation de normativité de la référence « au » style et la multiplicité de ses déclinaisons historiques et culturelles. Semper n’appréhende pas cette tension comme une contradiction, pas davantage qu’il ne trace de frontière étanche entre « nature » et « culture ». « Le » style est un principe universel de composition des formes qui connaît d’innombrables modulations, y compris dans la nature, comme il l’observe dans la section du premier tome de Der Stil consacrée au velours :

La couleur verte semble avoir été la plus appréciée et c’est vraiment celle que la nature attribue le plus souvent à ses formes de velours, l’herbe, les feuilles et les fruits de certaines plantes, à côté de beaucoup d’autres couleurs il est vrai, comme le brun rouge, le jaune coing, la couleur pourpre, le bleu prune ; on perçoit dans tous ces velours naturels un mélange spécifique de couleurs qui doit être étudié avec soin et adopté aussi bien par les manufacturiers intelligents que par les peintres. Ce qui est particulièrement important est l’observation de la manière dont la nature met en contraste ses surfaces veloutées avec d’autres formes colorées selon un principe radicalement opposé, celui du diapré de satin. De même que, sur le tapis de velours du gazon frais, les fleurs de satin du printemps se détachent, de même, le vert peut être la couleur principale du velours qui sert le plus souvent de fond à une riche broderie ou à une étoffe de soie plus brillante66Ibid., § 44, p. 173..

Comme pour le textile en général dans la théorie de Semper, préfiguré dans l’entrecroisement de fibres végétales colorées, le « style » qui contraste et harmonise les textures vestimentaires et les juxtapositions d’étoffes, avec leurs propriétés visuelles et tactiles et leurs couleurs, trouve en quelque sorte son prototype dans les superpositions et « contrastes simultanés » des végétaux aux différents stades de leur développement, pousses de printemps, feuilles, fleurs, fruits. Cette nature qui a du style livre un modèle de référence de la rencontre des matières et des formes et de leurs surimpressions : Semper ne décèle pas seulement dans les broderies des manteaux assyriens l’acte de naissance du bas-relief et, par voie de conséquence, de la sculpture, il découvre aussi dans les fleurs de printemps l’amorce de sculptures qui se détachent déjà sur le gazon et sa fraîcheur verte. Ce passage livre parmi quantité d’autres un exemple des circulations qui s’opèrent, chez lui, entre généalogie et analogie : les échanges entre morphologie végétale, textile et architecture se déploient dans tous les sens et ne forment pas un parcours linéaire d’évolution. Chez Goethe déjà, dans la Métamorphose des plantes, la possibilité que la plante effectue des « pas en arrière » était déjà pleinement entérinée, et même la croissance biologique était envisagée selon une multiplicité de circulations dans des sens divergents.

Couleurs et décors vestimentaires

Couleurs et parataxe

Si l’on devait brosser à grands traits un instantané de la garde-robe de Semper, jeter un coup d’œil furtif dans le dressing de sa maison théorique, on pourrait dire au premier abord que les vêtements qui retiennent son attention sont colorés, multicolores, et qu’il apprécie les jeux entre tonalités de couleur et entre celles-ci et la couleur de la peau de ceux qui les portent. Cette garde-robe est riche de vêtements en fibres naturelles, peaux, cuirs, fourrures : pensons au début de L’Art textile, où Semper évoque le rhéno gaulois et germanique, cette sorte de manteau court à long poils, en fourrure de renne, ou encore les vêtements et chaussures de peau réalisées avec un art consommé par les Indiens d’Amérique qui « savent excellemment tanner les peaux sans arracher les poils » ; dans l’un comme dans les autres, par-delà les océans, le principe stylistique que relève Semper est la visibilité des coutures et leur élaboration artistique donnant naissance à « des ornements destinés à protéger les parties soumises à une usure rapide77G. Semper, L’Art textile, éd. Isabelle Kalinowski et Estelle Thibault, Paris, B2, 2022, p. 43 et 46. ». Le lien avec la présence de contours apparents dans l’organisation des mosaïques ou avec les lignes et cadres de séparation dans les peintures murales (pompéiennes par exemple) intéresse l’architecte : dans tous ces arts régis par la parataxe88Semper n’emploie pas littéralement le concept de parataxe, tel qu’il sera théorisé plus tard en référence à l’écriture littéraire et musicale par Adorno (voir les Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 2009) mais il fait un usage systématique, multiple et répété de la notion de juxtaposition (Nebeneinanderstellung, Nebeneinanderlegung, Juxtaponieren…) dans différentes sections de Der Stil. C’est la figure fondamentale des arts dérivés du tissu et de leurs corrélations de fils., une règle essentielle est que l’effet visuel suscité par la juxtaposition doit tout à la fois éveiller une impression colorée inédite et préserver l’indépendance des couleurs et des matières qui contribuent à la produire sans se mélanger comme le font, par exemple, les couleurs dans la peinture à l’huile. À la fin du XIXe siècle, le philosophe et psychologue Carl Stumpf tentera d’expliciter, sous le terme de « fusion », cette coïncidence entre deux éléments qui tout à la fois s’unissent et demeurent distincts dans la perception de l’observateur99Voir I. Kalinowski, La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900, Paris, Éditions de la Philharmonie, 2023, p. 65..

Pour des raisons analogues, les vêtements qui composent la garde-robe sempérienne sont tous teintés au moyen de teintures naturelles et excluent les couleurs chimiques. Comme il s’en explique dans la section de Der Stil consacrée aux teintures, Semper crédite les premières d’une capacité à faire vibrer les couleurs, à leur donner vie, qui repose en grande partie sur l’interaction entre la couleur (végétale ou marine, comme l’encre de seiche) et les fibres textiles qui lui servent de support. La tonalité de ces dernières est éveillée par la rencontre de la couleur et de l’étoffe qui, là encore, « fusionnent » (au sens de Stumpf) tout en conservant leur indépendance, puisque le coloris final n’a rien d’uniforme. Le phénomène de juxtaposition fait même intervenir, note Semper, la singularité de l’air et de l’atmosphère, qui confèrent à la couleur des étoffes des nuances particulières -alors que le propre des colorations chimiques est de rompre avec ces aléas de la parataxe et d’assurer une identité de la couleur dans le temps, insensible aux variations de support et d’atmosphère.

Broderies animales et opus phrygium

Les réflexions de Semper sur les ornements vestimentaires, en particulier les broderies, ne sont pas sans rappeler celles qu’il consacre à l’opposition entre peinture de chevalet et peinture murale ; on y retrouve les tonalités polémiques de sa croisade contre la suprématie des artistes de la toile sur les « décorateurs », ou encore des arts de la mimesis sur les ornementations abstraites. Il fustige là encore la domination symbolique de la peinture sur les arts décoratifs, en observant qu’elle se traduit notamment, chez ces derniers, dans des tentatives malheureuses pour « imiter la peinture » —- une tendance qu’il brocarde également dans les productions de l’atelier de tapisserie des Gobelins à son époque (« une sorte de peinture en laine qui va en l’encontre de tout style1010G. Semper, L’Art textile, op. cit., p. 55. »), et qu’il voit à l’œuvre dans certains décors vestimentaires anciens et modernes :

Dès le IVe siècle, on avait déjà fait des progrès si importants dans le manque de goût qu’on utilisait pour orner les étoffes vestimentaires toutes sortes de représentations figurées, multipliées par le métier à tisser, qui devaient embarrasser le tailleur et le rendre perplexe quant au choix de l’orientation à leur donner pour éviter qu’elles n’apparaissent la tête en bas ou de travers. Astérius, évêque d’Amasée, se plaint de la folie de son temps, où l’on attache trop d’importance aux vains et inutiles dévoiements de l’art du tissage, qui cherche à imiter la peinture par des réseaux de fils ; les personnes ainsi vêtues ressemblent à des murs d’exposition recouverts de peintures, et les petits enfants montrent du doigt les figures visibles sur les vêtements. Il y a là des lions, des panthères, des ours, des rochers, des forêts et des chasseurs ; les piétistes portent sur le dos le Christ, les Apôtres et tous ses miracles. Sur un vêtement, on voit le mariage en Galilée et des cruches de vin, sur un autre, le paralytique porte son matelas ; ailleurs, c’est la pénitente aux pieds du Sauveur ou Lazare ressuscité1111G. Semper, Der Stil, vol. 1, op. cit., § 40, p. 153-154. !

Le vêtement fait donc partie, pour Semper, des textiles qui « ne peuvent jamais être un tableau, et n’ont pas non plus le droit d’en être un », un « point commun » qu’ils partagent avec les tapis. Les revêtements de sol, en effet, ne doivent pas contraindre les occupants de la maison à franchir des obstacles imaginaires, des figures en relief, mais plutôt présenter un type de dessins « faciles à oublier », qui n’entrent pas en concurrence avec la marche des humains. Si, en posant le pied sur un tapis, nous « redoutons de trébucher sur un précieux carlin1212G. Semper, L’Art textile, op. cit., p. 74. », le style est bafoué, qui impose à ce revêtement de sol de demeurer un « arrière-plan » ; de même, les vêtements ne doivent pas éclipser ceux qui les portent. Semper n’admet qu’une exception à ce principe stylistique, celle des vêtements sacerdotaux ou de cérémonie, dans lesquels la présence massive de broderies animales est investie d’une signification spirituelle ou symbolique :

Ces étoffes orientales encore conservées en assez grand nombre dans les chasubles, les parures de couronnement et autres vêtements de cérémonie, […] suscitent aujourd’hui de façon privilégiée l’intérêt des antiquaires, iconographes et symbolistes du christianisme, qui s’emploient à remettre au goût du jour ce type de monstres tissés et de bêtes sauvages vestimentaires, ce qui rend naturellement nécessaire d’attribuer aux salamandres, griffons, licornes, lapins, renards, singes, éléphants, léopards, cerfs, bœufs, lions, aigles, oies et autres venaisons dont ces étoffes sont couvertes une importance symbolique et spirituelle sans laquelle le caractère incongru de leur présence récurrente sur des accessoires religieux consacrés et des vêtements liturgiques serait trop manifeste pour qu’une renaissance de cette mode puisse s’accorder à notre goût. Au demeurant, il est possible qu’à l’époque où ces étoffes étaient à la mode, on ait cru à la symbolique sacrée, d’une part, cabbalistique, d’autre part, de ces images textiles, ce qui explique qu’elles aient exercé une influence si importante sur l’orientation artistique globale de ces époques, mais surtout sur l’architecture ; cependant, il est difficile pour nous d’étudier ces croyances et de les comprendre de nouveau de l’intérieur1313G. Semper, Der Stil, vol. 1, op. cit., $ 41, p. 155-156..

Figure 2. Soierie sassanide, IVe ou Ve s. ap. J.-C. Gottfried Semper, Der Stil, vol. 1, 1860, p. 155.

La dernière mention énoncée ici par Semper est décisive : la perspective depuis laquelle il aborde tout le bestiaire des vêtements brodés est celle d’une époque historique où tous ces animaux sont devenus de purs ornements et ont perdu leur épaisseur symbolique et sacrée. On reconnaît les espèces, mais on ne comprend plus les « croyances » qui les animaient « de l’intérieur » ; ces animaux sont devenus des formes en face desquelles on perçoit confusément la trace d’une signification passée, qui ne subsiste plus qu’à l’état d’énigme. Le sentiment confus de la présence d’une symbolique disparue s’impose, et c’est là un point remarquable de l’argumentation sempérienne, dans la mesure même où ces animaux débordent le cadre équilibré et harmonieux du style, défini comme une association pertinente entre matériaux, fonctions, utilisateurs et formes. L’existence d’une signification symbolique, même si celle-ci est devenue opaque, doit être présupposée pour expliquer l’incongruité des figurations animales sur des vêtements liturgiques et cérémoniels qui ne sont par ailleurs pas taxés d’un « manque de goût ». L’observateur contemporain qu’est Semper appréhende ces textiles d’apparat comme un ensemble dont la cohérence le conduit à postuler l’existence passée d’un facteur manquant. En d’autres termes, la notion de « style » revient à cerner des configurations dont les éléments, interdépendants, se définissent les uns par rapport aux autres et ne sont pas corrélés de manière arbitraire : la relation qui les unit implique que chaque élément engage aussi les autres, un peu comme la « maille » qui, note Semper dans la section de Der Stil qu’il lui consacre, est « un nœud qui, lorsqu’il est défait, entraîne la dissolution de tout le système auquel il appartient1414Ibid., § 51, p. 182. ». C’est aussi la raison pour laquelle Semper juge problématique l’usage des couleurs chimiques, qui perturbe le fonctionnement conjoint d’un ensemble stylistique dans lequel les différents éléments se définissent les uns par rapport aux autres et par leurs interactions, et non de manière indépendante et sans lien avec les autres composantes.

Les motifs et broderies « imitant la peinture » doivent donc plutôt être proscrits sur les tenues vestimentaires, à l’exception de celles où ils sont investis d’un sens symbolique et cérémoniel. Corrélativement, Semper tend à tolérer plus aisément pour les vêtements le recours à un type de broderie qui épouse la structure du textile, l’entrecroisement de la trame et de la chaîne : l’« opus phrygium » ou point de croix, et les motifs qui vont de pair, ceux qui révèlent leur apparence géométrique à une vision rapprochée, et projettent à une échelle plus grande le « canevas » du textile. Ces motifs se caractérisent, du fait de leur parallélisme avec la trame et la chaîne du tissu, par une forme de régularité et de répétition. Comme l’explique Semper dans la section 55 de Der Stil consacrée à la broderie, ils ne doivent « pas dériver d’autres éléments que de petits carrés et possèdent tous, par conséquent, une clé contrapunctique commune, qui impose le respect d’un certain canon de composition1515Ibid., § 55, p. 195. ». Il oppose ainsi le caractère « ornemental » de la broderie au point de croix aux « sujets à argument » de la broderie à plat1616Ibid.. Semper présente l’exemple d’une broderie « délicate » cousue sur une tunique égyptienne retrouvée dans une tombe de Saqqara, datant de l’Ancien Empire (6000 av. J.-C.), en observant que l’opus phrygium était privilégié en Égypte et en Asie mineure, et la broderie à plat dans le monde assyrien et babylonien.

Figure 3. Broderie au point de croix sur une tunique retrouvée à Saqara (Égypte), datant de l’Ancien Empire (6000 ans av. J.-C.). Gottfried Semper, Der Stil, vol. 1, 1860, p. 196.

« Le concept abstrait1717Ibid., § 55, p. 194. » que Semper associe à l’opus phrygium est le « point », ce qui le conduit à rapprocher cette technique de celle de la mosaïque, où la tesselle est enfoncée comme le fil brodé l’est sur un point ; la broderie, note-t-il, peut être désignée comme « une sorte de mosaïque en fils1818Ibid., § 55, p. 193. ». Le quadrillage de la broderie au point de croix se retrouve également, selon lui, dans celui qui était tracé sur les murs en préparation du report des figures des peintures murales, comme en témoignent les quadrillages visibles dans des parties inachevées de certaines d’entre elles1919Ibid., § 55, p. 197.. La peinture, en Égypte en tout cas, dérive ainsi de la pratique de la broderie, y compris du point de croix, et pas seulement de la broderie à plat « figurative ». L’insistance de Semper sur l’acte de piquage de l’aiguille (« La broderie est un alignement de fils que l’on accroche, à l’aide d’un instrument pointu, sur une surface souple et moelleuse, naturelle ou produite artificiellement2020Ibid., § 55, p. 193. »), et sur le rôle des « arts de l’aiguille » dans la genèse des « beaux-arts » constitue une déclinaison technique de sa thèse sur la généalogie textile des arts plastiques ; les transitions ont, selon lui, pris appui sur des gestes fondamentaux associés aux pratiques textiles. L’étude d’une procédure technique spécifiquement ou principalement vestimentaire comme la broderie constitue en ce sens un moment clé de sa démonstration.

Dans le passage de Der Stil consacré au tressage, Semper va plus loin : il formule l’idée que l’apparat vestimentaire et les parures humaines ont joué le rôle « d’intermédiaire » entre les techniques textiles et architecturales :

Ce complexe de fils [la tresse] peut se prêter aux plus riches développements ornementaux et il est pour ainsi dire d’une élégance absolue ; c’est à bon droit que la mère du genre humain l’avait sans doute déjà choisi pour orner sa coiffure et il est possible que, par cette médiation, la tresse ait été l’un des symboles les plus anciens et les plus utilisés des arts techniques auxquels l’architecture l’a emprunté2121Ibid., § 52, p. 184..

Semper évoque, toujours à propos des tressages, la « culture des passementiers et selliers », mais surtout celle des « artistes de la coiffure » qui, « de fait, ont atteint des sommets dans la perfection technique de la tresse et dominé à travers elle le goût de siècles entiers ». Les vêtements et parures humaines offrent à la vue et diffusent des motifs et des modèles textiles auxquels ils confèrent une prégnance sans égale2222Ibid., § 52, p. 185.. Après cet examen des pratiques et gestes techniques qui font le lien entre les arts vestimentaires, ceux de la broderie, des parures et de la coiffure, et « l’art de construire », nous pouvons à présent lever le voile sur le contenu du « dressing » de Semper dans Der Stil et son organisation triadique.

La garde-robe de Semper

Triade des formes vestimentaires

Dans la section 58 de Der Stil, Semper propose lui-même une synthèse de la « garde-robe » de son ouvrage, en construisant une typologie des « formes fondamentales » auxquelles « peut être ramené » « l’ensemble des vêtements de tous les peuples et de tous les temps ». Il en distingue trois, selon un ordre chronologique :

Dans le même temps, dans une perspective cette fois ouvertement téléologique, qu’il n’est pas si fréquent de rencontrer sous sa plume, il défend l’idée que ces formes vestimentaires trouvent leur sommet et leur couronnement dans un type de costume particulier, historiquement situé, la « draperie grecque », plus spécifiquement celle qui fit son apparition après les guerres médiques, dans laquelle il voit le symbole d’un principe de « liberté » qui n’était pas à l’œuvre dans les « costumes barbares ».

Les trois « formes fondamentales » correspondent à trois types d’attaches qui vont de pair avec trois types d’adhérence au corps, de la plus étroite à la plus « libre » :

Par extension, ces trois modèles de vêtements donnent naissance à des formes plus élaborées :

Le plissé n’est certes pas la prérogative exclusive du châle ; des plis peuvent par exemple déjà figurer dans le pagne, mais c’est la nature de ces plis qui est ici déterminante :

Semper associe sa triade de « formes élémentaires » avec certaines cultures, mais sans figer leur opposition :

L’architecte ouvre cette section de Der Stil en polémiquant contre la peinture française orientalisante de son temps, notamment contre des tableaux d’Horace Vernet ou de Henri Frédéric Chopin. Il incrimine « la mode de traiter les sujets relatifs à l’Ancien Testament en costumes de Bédouins », en soulignant qu’il s’agit là d’un anachronisme : les « tenues à larges plis flottant librement » que ces peintres ont fait revêtir aux personnages de leurs tableaux ne sont selon lui qu’une « introduction tardive et un écho de la civilisation gréco-italique, qui n’a pénétré profondément en Asie et en Afrique qu’après Alexandre et par l’intermédiaire des Romains ». Désireux d’écarter tout malentendu, Semper précise cependant qu’il ne défend en aucun cas le principe d’une « imitation fidèle » des costumes d’époque, et qu’il est d’autant moins gêné par cet anachronisme que ce type de draperie est désormais « attendue » par les spectateurs des tableaux ; sa critique vise plutôt l’absence d’une vraie liberté dans le traitement des plis, qui semblent être ici l’œuvre d’un « tailleur de costumes de bal masqué » —- c’est donc au nom de l’absence de style, davantage qu’à celui de la vérité historique, qu’il s’offusque du traitement pictural de ces modèles vestimentaires. La « liberté » des plis grecs, loin de tout désordre, doit être régie par « les trois moments de la beauté, à savoir la proportion, la symétrie et la direction », elle est « délicatesse » et « décence », par opposition au « luxe » et à la surcharge des « costumes barbarisants ».

Figure 4. Horace Vernet, Juda et Tamar, huile sur toile, 1840, Londres, Wallace Collection.

Le jugement esthétique porté par Semper sur ces tableaux de son temps est bâti, on le voit ici, sur une stratification de perspectives dans laquelle il condense à la fois sa propre reconstruction d’une histoire universelle des formes, en l’occurrence vestimentaires, la prise en compte des transferts interculturels dont elles ont fait l’objet au cours du temps, et un parti pris normatif explicitement formulé. La profession de foi en faveur du plissé grec classique, celui des bas-reliefs du Parthénon, « résultat de la saisie soudaine et de la connaissance du beau artistique », induit une polarisation d’une histoire que Semper s’attache par ailleurs à reconstituer à l’écart des grands récits évolutionnistes. L’articulation entre le caractère axiologique de ce plaidoyer pour la « libre draperie » et l’approche historisante qui domine dans Der Stil, et qui est également à l’œuvre dans le concept de « style », en dépit de son usage du singulier, interroge. « Le » style, en effet, n’est pas défini par Semper de manière dogmatique, comme l’apanage exclusif d’un moment de l’histoire des arts historiquement et culturellement situé, mais plutôt comme un point d’équilibre atteint à n’importe quelle époque dans une configuration de facteurs variables, mouvants, susceptibles de se renouveler constamment dans l’histoire et dont seules les interactions réussies définissent la pertinence. Le privilège malgré tout accordé par Semper au classicisme grec, conforme à l’un des présupposés les plus inamovibles de l’histoire culturelle allemande depuis Winckelmann, manifeste-t-il simplement l’allégeance de l’architecte au système de valeurs artistiques dominant en son temps ?

Morphologie et histoires du costume

Avant de répondre à cette question, on peut observer que la triade vestimentaire présentée par Semper dans la section 58 de Der Stil constitue une proposition originale de classification universelle des types de vêtements, entendue comme une sorte d’arbre généalogique développé à partir de trois formes fondamentales. Le présupposé est ici celui d’une intelligibilité ou d’une logique des formes et de leurs prolongements : littéralement, une morphologie du vêtement et de ses transformations. Cette proposition théorique peut être lue comme une alternative aux histoires du costume qui, à l’instar de la Kostümkunde de Hermann Weiss, citée par Semper et dont le premier volume parut la même année que le premier tome de Der Stil (1860), se voulaient avant tout un guide pratique pour les artistes, notamment les peintres, auxquels ils offraient des sortes de panoplies dont ils pouvaient s’inspirer pour leurs tableaux ou leurs œuvres, dans le respect d’une certaine vraisemblance historique de la représentation. Un tel manuel répondant aux « besoins pratiques des artistes » devait permettre d’éviter les « anachronismes susceptibles de perturber l’impression harmonieuse » produite par les peintures2323Hermann Weiss, Kostümkunde. Handbuch der Geschichte der Tracht, des Baues und des Geräthes der Völker des Alterthums, première partie, Die Völker des Ostens, Stuttgart, Ebner & Seubert, 1860, p. X.. Certes, le souci de fidélité historique n’avait pas toujours été une préoccupation des artistes ; Weiss évoquait les « maîtres allemands et hollandais des XVe et XVIe siècles », qui présentaient toujours des « scènes de l’histoire biblique ou de l’histoire profane antique dans le costume pittoresque de leur époque ». Selon lui, c’est en Italie, avec Raphaël, que l’étude du costume avait commencé à apparaître comme une exigence que les peintres se devaient de satisfaire. Dès la fin du XVIe siècle, des « catalogues de costumes » ou « Trachtenbücher » étaient venus nourrir leur inspiration historique. Dans la Kostümkunde de Weiss, les différents peuples étaient examinés successivement, selon un plan ternaire à chaque fois réitéré, qui étudiait, outre le costume (Tracht), l’architecture (Bau) puis les objets (Geräte). L’objectif était moins de penser les liens « analogiques » ou « symboliques » entre les vêtements et les constructions architecturales, comme chez Semper, que de livrer des répertoires complets de l’univers matériel propre à chaque culture. L’ouvrage était abondamment illustré de gravures en noir et blanc, mais composé essentiellement de texte, alors que, quinze ans plus tard, le célèbre recueil Le costume historique, d’Auguste Racinet, paru entre 1876 et 1888 en six volumes, comprenait principalement des planches, toutes en couleur : cinq cents chromolithographies illustrant les costumes de toutes les civilisations et de tous les temps2424Auguste Racinet, Le costume historique. Types du vêtement et de la parure, rapprochés de ceux de l’intérieur de l’habitation dans tous les temps et chez tous les peuples, Paris, Firmin-Didot, 1876-1888, 6 vol. in-4°.. L’histoire du costume assumait alors pleinement son caractère de répertoire d’images à l’usage des peintres et artistes.

Figure 5. Auguste Racinet, Le costume historique, t. II, 1888, planche « Grèce ».
Figure 6. Pagnes égyptiens. Hermann Weiss, Kostümkunde, partie I, 1860, p. 33.
Figure 7. Pagnes égyptiens. Hermann Weiss, Kostümkunde, partie I, 1860, p. 35.

Dans la section 57 de Der Stil, Semper se référait de manière très positive à l’ouvrage de Hermann Weiss, du moins au premier tome, qu’il avait pu consulter ; il en jugeait le plan « trop détaillé », autrement dit l’approche trop peu synthétique, mais ce livre avait selon lui le mérite de se fonder sur une connaissance des sources actualisée en fonction des récentes découvertes, notamment dans le domaine de l’égyptologie et de l’assyriologie. Il ne mentionnait pas l’iconographie, mais il n’est pas exclu que certaines planches de la Kostümkunde de Weiss aient justement été déterminantes dans l’intérêt qu’il portait à cette étude. Les illustrations relatives aux pagnes égyptiens, par exemple, allaient tout à fait dans le sens « morphologique » des considérations de Semper sur le développement des robes et des pantalons à partir d’une base nouée autour de la taille. Même si cette thématique n’était pas explicitement abordée dans le texte de Weiss, les gravures accompagnant son propos furent peut-être plus inspirantes pour Semper que ce dernier. De façon générale, il resterait à écrire une histoire des débats en histoire de l’art au XIXe siècle à partir de l’iconographie ; celle-ci semble à bien des égards avoir sa vie propre et avoir constitué une source à part entière, dont les modes de réceptions et les prolongements mériteraient d’être étudiés pour eux-mêmes et dans leurs rapports parfois contrastés avec la réception des textes.

Figure 8. Gustav Klemm, Allgemeine Cultur-Geschichte der Menschheit, t. V, Égypte, 1847, planche IV.

Un bref coup d’œil sur un ensemble de volumes fondateurs pour l’histoire culturelle germanophone, la Allgemeine Cultur-Geschichte der Menschheit de Gustav Klemm, parue en dix volumes entre 1843 et 1852, et là encore citée par Semper, permet de constater que le cinquième volume, consacré à l’Égypte, contenait une planche de dessins ornementaux, issus de parures, qui éveilla peut-être l’attention de l’architecte, notamment pour le motif de la fleur de lotus. L’œuvre maîtresse de Klemm ne comprenait pas de gravures in-texte ; chaque volume était seulement assorti d’un petit nombre de planches placées en annexe à la fin de l’ouvrage. La mise en image des différences culturelles ne passait pas, dans ce cas, par une exposition des costumes nationaux et des spécificités vestimentaires ; chez Klemm, les cultures humaines se différenciaient d’abord par les « physionomies », l’apparence des visages, auxquelles étaient consacrées bon nombre de planches. C’est là un point crucial : l’intérêt même pour l’histoire des costumes et des coutumes vestimentaires constituait aussi une alternative à une histoire culturelle de différences d’abord pensées comme ethniques. Examiner de prime abord les vêtements et les architectures présupposait une conception des différences culturelles fondamentalement distincte d’une « physionomie » des cultures. L’universalité des trois « formes fondamentales » du vêtement postulée par Semper était ainsi sous-tendue par le présupposé d’une unité du genre humain.

Semper et le pli

Au premier abord, la vénération de Semper pour le plissé grec peut décontenancer le lecteur qui a pris acte de son insistance à valoriser les arts de la parataxe, juxtaposant les aplats de couleur, au détriment des illusions picturales et de la recherche d’une représentation des volumes par le clair-obscur et l’accentuation des ombres. Comment concilier parataxe et pli ?

Figure 9. Phidias, Frise des Panathénées, entre 445 et 438 av. J.-C., Musée du Louvre.

La clé de cette incohérence qui n’est qu’apparente et de l’attrait suscité chez Semper par les plis grecs réside précisément dans ce qui, à ses yeux, leur confère un caractère plastique plutôt que pictural. Semper plaide en effet pour une forme d’autonomie de la peinture par rapport à la sculpture (dont le modèle serait la peinture murale et sa parataxe) et, inversement, pour une sculpture qui ne soit pas dominée par la peinture, en tout cas par la peinture de chevalet et ses usages de la perspective et du clair-obscur. C’est l’appétence pour une telle délimitation qui le conduit à distinguer différents types de plis en fonction des étoffes, et à observer que certaines d’entre elles, notamment la soie et le satin, tendent à certains égards à proposer une version théâtralisée du pli, à valoriser à outrance ses jeux d’ombre et de lumière, et relèvent en ce sens —- à ses yeux —- d’une impulsion picturale :

La draperie de soie et, en particulier, le jeu de plis du satin se prêtent davantage à un traitement pictural que plastique et, dans ce dernier domaine, à la fin du Moyen Age, ils ont exercé un effet plutôt malheureux. La sculpture a d’abord dû s’affranchir des entraves de la soie (elle y parvint déjà sous les maîtres pisans) avant de retrouver un sentiment de liberté2525G. Semper, Der Stil, vol. 1, op.cit., § 43, p. 169. Ce passage figure dans la section consacrée au satin..

La possibilité d’un pli véritablement « plastique » présuppose, selon Semper, le recours à un autre matériau, auquel il attribue la propriété de donner accès à une « liberté » de la forme : la laine.

La laine était l’étoffe d’habillement préférée des Grecs dans la période où leur culture atteignit ses sommets. Le plissé plein de la laine remplaça les pinces et les ondulations des étoffes de lin et des filages de coton (vestes undulatae). Le chiton des anciens Grecs d’Ionie (le sous-vêtement) était en lin, celui des Doriens en laine. Ce choix des Grecs parvenus à la connaissance de soi est du plus haut intérêt pour la question du style, dans la mesure où elle a à voir avec les étoffes fibreuses sous leur forme brute. L’étoffe de laine grecque était simple, sans carreaux, ni motifs ni franges poilues, comme le klanidion assyrien ; elle était uniquement faite pour produire le jeu de plis le plus beau, le plus fin et le plus complet, dont le déploiement ne devait être perturbé par aucun motif et par aucune frange large2626Ibid., § 39, p. 140..

Semper dissocie ici le « jeu de plis », qui atteint selon lui sa perfection avec la laine, de tout élément accessoire et superflu. Le « motif » est congédié et sans doute, avec lui, la couleur ; dans ce passage qui pourrait s’apparenter à une description des plis des tuniques portées sur la frise des Panathénées, l’accomplissement plastique des plis vestimentaires, au relief doux, sans raideur ni effets d’ombre excessifs -on reconnaît ici la prédilection de Semper pour le bas-relief, pour la plastique à l’état naissant, qu’il décèle également dans les broderies- fait momentanément oublier à l’architecte sa chère polychromie. Une autre occurrence du pli laineux admirée par Semper révèle cependant qu’il peut parfaitement aussi le concevoir en couleur : c’est ce dont témoigne le passage consacré au cachemire dans la conférence L’Art textile, qui préfigure les développements de Der Stil. Après avoir brièvement évoqué le tartan écossais, « un tissu coloré à carreaux que [les Écossais] portent plissé comme un plaid », Semper fustige l’usage de certains « dandys » qui utilisent le même tissu, à plat, pour confectionner des pantalons ; il désigne ensuite comme un contresens la coutume européenne de porter les cachemires non plissés, par opposition avec leur usage indien qui présuppose de nombreux plis et produit une « harmonie » paradoxale parce qu’elle est le résultat des rencontres aléatoires entre ces derniers. « L’œil », précise Semper, n’est guère capable de « déchiffrer » ces couleurs, et « on peut passer des heures à contempler ces châles sans garder le souvenir d’aucune forme ». Les cachemires sont la réunion de multiples pièces de tissu dont les coutures sont entièrement invisibles ; « or, ajoute Semper, […] les couleurs de toutes les pièces particulières, en l’occurrence de tous les motifs ornementaux de cyprès (boteh), sont combinées de telle sorte que toutes s’harmonisent de nouveau de belle façon ». La manière indienne de porter le châle de cachemire, « très plissé et roulé sur lui-même », ou bien en turban, donne naissance, par « la loi de juxtaposition » à une harmonie inattendue dans les contacts contingents de ces plis, alors que les motifs en eux-mêmes, « fantastiques et irréguliers », forment un « chaos inextricable » si on les examine à plat2727G. Semper, L’Art textile, op. cit., p. 63 et 65.. On voit ici que Semper avait lui-même prévenu l’objection formulée plus haut et considérait que, dans le cas du cachemire, le plissé constituait non une antithèse mais une déclinaison du principe de juxtaposition.

Le rapprochement entre les étoffes laineuses de l’Inde et de la Grèce est un motif récurrent de Der Stil ; dans la section 39, Semper suggère même que des cachemires étaient déjà exportés en Grèce, ou que les lainages grecs les plus fins s’inspiraient des cachemires indiens. Dans la conférence L’Art textile, il relevait déjà cette proximité à travers une autre équivalence : dans les châles indiens en cachemire, notait-il,

nous retrouvons la loi de juxtaposition que les Grecs devaient manifestement déjà connaître, sans quoi il serait impossible d’expliquer la présence de beaucoup de petits ornements que l’on voit peints à une très grande hauteur. On observe visiblement le plus souvent l’intention de produire une troisième couleur par la juxtaposition de deux autres2828Ibid., p. 65..

Semper trace ainsi un parallèle entre la technique grecque de polychromie des édifices, jouant sur le phénomène optique de la juxtaposition des couleurs, à distance ou à une hauteur élevée, et la fusion des couleurs à une échelle et sous un regard au contraire très rapprochés, dans les méandres des cachemires. Dans ces derniers, les motifs s’évanouissent dans les plis, se transforment en pure couleur ou alliance de couleurs ; dans le plissé grec, ils sont même totalement absents, et si la pierre était peinte et non laissée à nu, comme Semper le présuppose toujours, on peut penser que l’effet produit correspondait à une sorte de juxtaposition monochrome, le pli venant peut-être réveiller doucement la couleur et lui ôter toute uniformité. Si Semper fait l’éloge des procédés de teinture naturels, c’est précisément parce qu’ils évitent toute uniformité dans les surfaces monochromes et les vivifient par d’impalpables nuances. La section relative à la laine relève, dans un passage de Pline relatif à « l’élevage des moutons et à la manufacture de laine », que, chez « les Anciens », « la couleur naturelle » semble « avoir été davantage appréciée que ce n’est le cas aujourd’hui ». Mais la laine se prête également de façon privilégiée à la teinture, en raison d’une « réceptivité aux agents colorants » très particulière, à même de produire une « saturation profonde de la couleur », « à la fois veloutée et en même temps naturellement brillante2929G. Semper, Der Stil, vol. 1, op.cit., § 39, p. 142. ».

Comment entendre la vertu de « liberté » dont Semper crédite les plissés laineux, en tout cas ceux des Grecs « dans la période où leur culture atteignit ses sommets » ? La souple ondulation de la laine opposée à la plus grande raideur du lin et du coton, d’une part, et, de l’autre, à la brillance un peu « barbare » de la soie et du satin, n’explique pas tout. Dans la section 39 de Der Stil, Semper énumère les nombreuses qualités de cette « étoffe fibreuse » : sa « beauté », son « style riche et soutenu », sa « souplesse », sa « grande légèreté », sa « chaleur3030Ibid., § 39, p. 137-138. », mais aussi sa manière d’accueillir la couleur, en conservant « toujours quelque chose d’organiquement translucide3131Ibid., § 39, p. 142. ». Pourquoi ces qualités lui confèrent-elles celle de manifester une « liberté » ? D’après ce qui précède, on peut formuler l’hypothèse que la valorisation des plis laineux par Semper, dont nous avons vu qu’elle était articulée avec une déclinaison spécifique du principe de juxtaposition, se fonde en fin de compte sur la promotion d’une forme de juxtaposition aléatoire, née du mouvement et de ses volutes imprévisibles, jugée plus libre que la seule juxtaposition statique de deux couleurs. En somme, Semper aurait prôné dans le pli laineux et, plus généralement, dans le vêtement, la création continuée d’une forme perpétuellement en mouvement, réinventant sans cesse sa parataxe colorée, la variant à l’infini dans les rencontres des textiles qui « revêtent » les corps sans les « épouser » de manière figée. Y compris au sein d’un même textile monochrome, le pli introduit l’altérité nécessaire, nous l’avons vu, à la perception (toujours comparée) d’une matérialité. La liberté du pli de laine, sa souplesse tout à la fois tenue et mouvementée, offre l’idéal d’une parataxe chromatique arrachée à la fixité et vivifiée par la variation. Le plissé ainsi circonscrit habille le rêve sempérien d’une architecture capable de faire oublier son immobilité.

Auteur

Isabelle Kalinowski est germaniste, directrice de recherche au CNRS. Elle a traduit, entre autres, Gunther Anders, Max Weber, Franz Boas, et Gottfried Semper. Elle a créé et animé entre 2013 et 2015 le séminaire « Gottfried Semper et les débuts d’une science des artefacts » avec Patricia Falguières, Odile Nouvel et Caroline Van Eck. Avec celles-ci, elle a organisé en 2016 le colloque « L’industrie de l’art : Gottfried Semper, l’architecture et l’anthropologie dans l’Europe du XIXe siècle » au Musée d’Orsay et codirigé le numéro spécial de la revue Gradhiva « Gottfried Semper, habiter la Couleur » en 2017.

Crédits des images

fig. 2 : Getty Research Institute.

fig. 3 : Getty Research Institute.

fig. 4 : © Trustees of the Wallace Collection.

fig. 5 : Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

fig. 6 : München, Bayerische Staatsbibliothek, H.g.hum. 240 ud-1,1, p. 33, urn:nbn:de:bvb:12-bsb10446112-9.

fig. 7 : München, Bayerische Staatsbibliothek, H.g.hum. 240 ud-1,1, p. 35, urn:nbn:de:bvb:12-bsb10446112-9.

fig. 8 : Universitätsbibliothek Heidelberg.

fig. 9 : © 2007 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski ; lien vers la notice.

Pour citer cet article

Isabelle Kalinowski, « Le dressing de Gottfried Semper. Vêtement et architecture dans Der Stil », KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.

URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/kalinowski

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