KUNST

L’art du cirque

Victor Chklovski
présenté et traduit par Valérie Pozner

Table des matières

Résumé

Victor Chklovski, fondateur de la Société pour l’étude de la langue poétique (Opoïaz) à l’origine de l’école formelle, s’est intéressé à de nombreuses formes d’art, outre la poésie : peinture, sculpture, cinéma, théâtre, ce dernier notamment dans ses versions non-académiques, moins légitimes, comme le music-hall ou le café-concert. On présente ici un texte de 1919 consacré au cirque dans lequel il s’efforce de définir ce qui en fait un « art » au plein sens du terme. Le théoricien développe sa réflexion en s’appuyant sur la distinction matériau/procédé de mise en forme et sur le critère de « forme difficile » déjà développés dans le célèbre texte de 1916 « L’art comme procédé ».

Mots-clés

cirque, avant-gardes, Chklovski, formalisme russe

Présentation

Victor Chklovski (1893-1984), théoricien de la littérature et fondateur de l’école formelle, fait ses débuts en 1914 dans les cercles futuristes de Petrograd. Sa conception de l’art repose sur le principe de la « difficulté » : « Le procédé de l’art consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de sa perception11« Iskusstvo kak priëm » (1916), Sborniki po teorii poètičeskogo jazyka, vol. II, Petrograd, 1917, p. 3-14. En français : L’Art comme procédé, trad. Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008.. » Laissant le principe de l’économie des forces créatives à la seule langue pratique, celle de la communication, il avance au contraire celui de désautomatisation : « Pour retrouver la sensation de la vie, pour sentir les choses, pour faire que la pierre soit pierre, il y a ce qu’on appelle l’art. Le but de l’art est de donner à sentir les choses comme vues et non pas reconnues22Ibid. Notre traduction d’après l’édition établie par Aleksandr Galuškin : Viktor Šklovskij, Gamburgskij sčet, Moscou, Sovetskij pisatel’, 1990, p. 63.. » C’est ainsi qu’il fonde le principe de « défamiliarisation » ou « estrangement » (ostranenié). S’il teste d’abord ses principes sur la poésie, consacrant ses plus fameux textes aux œuvres zaoum (poésie transmentale), il est, en acteur de la scène culturelle de l’époque, tout autant intéressé par la peinture, le théâtre, la sculpture et bientôt le cinéma : il intervient dans ce champ à partir de 1918 et aura une grande carrière de critique, théoricien et scénariste. Il a également tâté de la sculpture, brièvement, il est vrai. S’il s’impose comme un spécialiste des constructions narratives dans la prose, rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aussi au monde du spectacle dit « populaire » et donc au cirque.

Le texte proposé ci-dessous date de 191933« Iskusstvo cirka », Žizn’ iskusstva, no 284-285, 4-5 novembre 1919, p. 1. Réédité dans Gamburgskij sčet, op. cit., p. 106-107.. À cette période, Chklovski a déjà fondé l’Opoïaz (Société pour l’étude de la langue poétique), il vient de revenir à Petrograd après de tumultueuses années dans la guerre et la révolution, s’est rallié au pouvoir bolchevique et dispense des cours de théorie littéraire au studio de traduction ouvert pour alimenter les éditions « Littérature mondiale » fondées à l’initiative de Gorki. Il collabore activement au quotidien, puis bi-hebdomadaire Jizn iskusstva (La Vie de l’art) édité par le département des théâtres et spectacles du Commissariat du peuple à l’instruction publique (Narkompros) qui donne un large écho des polémiques en cours, et ouvre ses pages aux proches de Chklovski, ceux que l’on va bientôt désigner sous le nom d’école formelle.

Chklovski critique et théoricien des arts

Les contributions de Chklovski couvrent un large spectre, reflétant l’étendue de ses intérêts : les contre-reliefs de Tatline et son Monument à la IIIe Internationale, les spectacles de masse auxquels participent plusieurs milliers d’habitants de Petrograd, le suprématisme, les nouveaux bustes sculptés, les mises en scène de Meyerhold, etc. À chaque fois, il formule des critiques ou justifie son enthousiasme en fonction des principes qu’il promeut pour l’analyse des œuvres d’art et examine les productions sous l’angle des procédés de « mise en forme du matériau ». Ainsi lorsqu’il fustige l’engouement général pour le théâtre amateur, synonyme pour lui de dilettantisme, de clichés dans la mise en scène et le jeu d’acteur, c’est au nom du principe de renouvellement perpétuel des formes. Il est déçu par Les Aubes de Verhaeren, pièce revue par Meyerhold qui a actualisé le texte au lieu de jouer plus ouvertement sur le conflit entre ce texte vieillot et l’actualité politique convoquée sur scène. Il s’insurge contre la disparition de la rampe au théâtre qui participe du jeu avec le spectateur, entre illusion de l’univers représenté et convention assumée. Il formule des propositions pour la version définitive du spectacle de masse prévu pour l’été 1920, « Vers la commune universelle », afin de mieux intégrer la ville telle qu’elle est au quotidien, et donc introduire plus fortement encore un matériau non esthétique dans cette œuvre. Il voit dans le suprématisme une évolution logique de la peinture qui se libère des lois traditionnelles de la représentation pour se concentrer sur les rapports entre surfaces colorées, qui constituent selon lui l’essentiel de la peinture. Il compare le travail des suprématistes à celui de Tatline et d’Altman, qualifiant les premiers d’« idéels », tandis que les deux autres avancent dans la voie de la « fabrication d’objets » — Altman en mettant en évidence les différences de texture ( factura) entre les différentes surfaces au sein d’un même tableau, Tatline en abandonnant la peinture au profit d’une confrontation d’un objet, pris tel quel dans l’environnement quotidien, à un autre (ses contre-reliefs). L’objectif de Tatline et de son école, explique Chklovski, est de donner naissance à une nouvelle sensation du monde, de passer des méthodes de construction de l’œuvre d’art à la construction d’objets du quotidien. Et par là-même, de construire un nouveau monde sensible. Au passage, cette anticipation de l’évolution des avant-gardes vers le constructivisme-productivisme (on est en octobre 1920, un an avant la structuration du groupe constructiviste au sein de l’Inkhouk) a de quoi déconcerter.

Enfin Chklovski s’intéresse beaucoup au renouveau théâtral et à l’univers des spectacles, contaminés par les formes mineures du music-hall, du théâtre de variétés, du café-concert… et du cirque44Pour un panorama du théâtre post-révolutionnaire, voir Claudine Amiard-Chevrel, « Le théâtre et le peuple en Russie soviétique de 1917 à 1930 », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 9, no 3-4, juillet-décembre 1968, p. 365-385 ; Konstantin Rudnitski, Théâtre russe et soviétique, Paris, Éditions du Regard, 1988. Plus particulièrement sur la cirquisation du théâtre en Russie, voir les contributions de Claudine Amiard-Chevrel, Béatrice Picon-Vallin et Christine Hamont, dans Claudine Amiard-Chevrel (dir.), Du cirque au théâtre, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. « Théâtre années vingt », 1983. Pour une contextualisation plus large voir Olga Burenina-Petrova, Cirk v prostranstve kul’tury, Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2014.. Il apporte particulièrement son soutien à la mise en scène par Iouri Annenkov du Premier Distillateur, une fable de Tolstoï dans laquelle un diablotin vient en aide à un paysan pour transformer son blé en eau de vie. Le metteur en scène y introduit des numéros d’acrobatie, des couplets et des numéros musicaux. L’alternance entre moralité et farce paraît à Chklovski tout à fait réjouissante et conforme à la longue tradition de l’histoire théâtrale qui consiste à subvertir le canon. Les spectacles de Sergueï Radlov, par comparaison, lui semblent plus traditionnels, mais le principe de cirquisation des formes spectaculaires, constitue indiscutablement une voie prometteuse à ses yeux55Voir particulièrement V. Šklovskij, « Dopolnennyj Tolstoj », Žizn’ iskusstva, no 259-260, 4-5 octobre 2019 ; « Narodnaja komedija i Pervyj vinokur », Žizn’ iskusstva, no 425-427, 17-19 avril 1919, repris dans Gamburgskij sčet, op. cit., p. 103-106. Sur Radlov voir Christine Hamon, « Radlov et le théâtre de la Comédie populaire », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 23, no 1, janvier-mars 1982, p. 109-116.. Il suggère toutefois à l’un et à l’autre d’accorder une plus grande place à la parole par rapport aux inserts de pantomime, de danse, de musique, ou d’acrobatie, en le justifiant par la tradition russe du spectacle forain.

Penser le cirque

C’est donc très logiquement qu’il réfléchit à la nature du spectacle circassien, en distinguant ses différentes composantes. La question posée est la suivante : le cirque est-il un art ? et si oui, quels éléments déterminent son appartenance à la sphère artistique ? Sa réponse, comme dans ses précédentes contributions, repose sur un certain nombre de principes établis antérieurement et valables pour toute œuvre quelle qu’elle soit : ainsi la distinction entre matériau et forme (qui remplace le couple traditionnel forme/contenu) : Chklovski cherche en effet à identifier les procédés par lesquels tout art transforme (selon sa terminologie « met en forme ») un matériau (qui, pour la littérature, peuvent être des idées, personnages, intrigue, motifs, événements, etc., tous situés, selon lui, en dehors de l’art) pour en faire une œuvre esthétiquement perceptible. On retrouve également son rejet de la « beauté » traditionnelle et son insistance sur la difficulté : maître mot du cirque, c’est cette difficulté qui fait du cirque un art. De même, il oppose, comme ailleurs, langue pratique et langue artistique : le geste ordinaire, celui de la vie quotidienne, s’oppose au mouvement du gymnaste, du dresseur, de l’écuyère, du jongleur, du trapéziste, dont la difficulté technique suscite l’émerveillement. Et Chklovski de comparer ce principe avec les complications d’une intrigue dans une nouvelle ou un roman en prose. Cette comparaison peut sembler légèrement étrange dans la mesure où il souligne dans le même temps l’absence de toute intrigue dans le spectacle circassien. Toutefois la tension engendrée par la difficulté qui croît tout au long du numéro autorise ce rapprochement, et nous renvoie à d’autres travaux de Chklovski sur les constructions narratives et notamment les techniques de freinage de l’action qu’il développe au même moment66Chklovski analyse divers procédés de ralentissement, tels que la construction en gradins, les emboîtements, le « secours tardif » dans « Svjaz’ priemov sjužetosloženija s obščimi priemami stilja », Poètika, 1919. L’étude entra ultérieurement dans le recueil O teorii prozy, Leningrad, Krug, 1925, puis dans une réédition augmentée en 1929 qui a servi pour la traduction française Sur la théorie de la prose, trad. Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, pp. 29-79..

Cette réflexion sur le cirque constitue en réalité une réponse à un article de Iouri Annenkov paru dans le numéro précédent du même journal Jizn iskusstva, intitulé « Un joyeux sanatorium77Jurij Annenkov, « Veselyj sanatorij », Žizn’ iskusstva, no 282-283, 1-2 novembre 1919, p. 3. Traduction française dans Claudine Amiard-Chevrel (dir.), Du cirque au théâtre, op. cit., p. 235-236. ». Le graphiste, metteur en scène et peintre y considérait avec humour le cirque comme un antidote à tous les maux de la ville et le recommandait au citadin malingre, nourri de drames et d’opéras, pour lui rendre vigueur, santé et énergie. Annenkov y affirmait que le cirque était « l’un des arts les plus subtils et les plus merveilleux » et opposait fortement l’art de l’acteur dramatique qualifié de « dilettante » à celui du circassien — dont la maîtrise absolue était la condition première. Enfin, le cirque était, selon lui, susceptible d’éveiller chez le spectateur une vitalité, un sentiment d’héroïsme, au point qu’il suggérait d’apposer au-dessus de l’entrée le nom de « Théâtre héroïque ». C’est ce terme que reprend Chklovski dans son propre article où il revient avec des arguments plus théoriques sur la nature artistique du cirque, prolongeant et approfondissant le propos d’Annenkov.

La cirquisation du théâtre en Russie et sa pensée

Dans ces années, en Russie, l’intérêt pour le cirque n’est pas le fait uniquement de Chklovski et de quelques hommes de théâtre. Tout au contraire, c’est un mouvement général qui débute bien avant la révolution et est directement lié aux avant-gardes, particulièrement aux peintres du Valet de carreau (soit dès 1910-1911) et aux futuristes, lesquels empruntent à l’univers du cirque personnages, grimes, vêtements, couleurs, comme le font au même moment les avant-gardes européennes (Parade de Picasso, Cocteau et Satie). Combattre les formes traditionnelles avec les moyens du cirque est aussi le slogan de Meyerhold, auteur dès 1912 d’un célèbre texte sur la baraque foraine (le balagan)88Vsevolod Meyerhold, « Le théâtre de foire », in Écrits sur le théâtre, trad., préface et notes de Béatrice Picon-Vallin, nouvelle édition revue et augmentée, t. I, Lausanne, L’Âge d’homme, 2001, p. 181-202.. Lorsqu’il met en scène le Mystère-Bouffe de Maïakovski, il en accentue l’aspect circassien, particulièrement dans la deuxième version (printemps 1921) à laquelle participe le clown et acrobate Vitali Lazarenko dans un numéro de trapèze situé en enfer, éclairé par un projecteur rouge. Dans ce même spectacle un personnage porte la perruque rousse de l’Auguste et un funambule se déplace sur la rambarde du troisième balcon. Et il ne s’agit là que d’un exemple parmi des dizaines d’autres.

Durant toutes les années 1920, le cirque continue à offrir un réservoir de formes et à inspirer les artistes, qui lui consacrent plusieurs textes importants. Les notions d’« attraction99Sergueï Eisenstein, « Le montage des attractions » (1923) et « Le montage des attractions au cinéma » (1925), in Au-delà des étoiles, in Œuvres, t. I, Paris, UGE 10/18 – Cahiers du cinéma, 1974, p. 115-126. » ou de « truc », dans le sens d’acrobatie ou de cascade, sont les maîtres-mots de plusieurs manifestes. Dans son combat contre le théâtre, Koulechov affirme la proximité du cinéma avec le cirque, en s’appuyant sur l’exigence de performance physique demandé à l’artiste qui doit développer ses aptitudes naturelles et s’astreindre à un entraînement long et éprouvant : « Tandis que le comédien au théâtre joue, figure et représente, sur la piste et sur l’écran on travaille. » Et de faire remarquer que l’artiste de cirque court le monde, tout comme le film est projeté dans le monde entier, tandis que le théâtre ne sort presque jamais de ses murs, et que le nombre de ses spectateurs reste limité : sa mesure, écrit-il, est celle de la province1010Lev Koulechov, « Cirque, cinéma, théâtre » (1925), in L’Art du cinéma et autres écrits, Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p. 113-115..

C’est plutôt à la position de Koulechov que se rallie Chklovski dans les années suivantes : « Au théâtre on applaudit à l’illusion, au cirque, on siffle1111V. Chklovski, « Cirk i iskusstvo », Ogonëk, no 24, 15 juin 1926, p. 16. ». Dans cet article, au titre voisin du premier (« Cirque et art »), le critique et théoricien distingue les diverses composantes de l’art circassien, mettant en avant les funambules, dresseurs et acrobates, tandis que les fakirs et autres prestidigitateurs ne lui paraissent pas légitimes. Les clowns, selon lui, viennent du théâtre et sont appelés à y retourner. Il les apprécie surtout pour leur potentiel parodique (des numéros circassiens), et pour combler les entractes1212Chklovski publie encore un autre texte sur le cirque, qui est une brève critique d’un numéro d’un quatuor d’acrobates : « Prekrasnyj kak zebra » [Beau comme un zèbre], Cirk, no 2, 1926, p. 7..

Ce profond intérêt pour le cirque, Chklovski trouve encore une autre manière de l’exprimer, en signant à la fin des années 1920 un scénario intitulé « Agit-roulotte », où la troupe d’un cirque ambulant durant la guerre civile se trouve prise entre Blancs et Rouges1313Le synopsis fut publié après la sortie du film réalisé par Olga Preobrajenskaïa et Ivan Pravov Poslednij attrakcion (La Dernière Attraction, 1929) : « Agit-furgon », Sovetskij èkran, 1929, no 7, p. 8-9 ; no 8, p. 5.. Le scénario fait la part belle aux démonstrations de force, aux numéros de femme serpent, de gymnastes et de pantomime. Le personnage principal est un acteur de cirque célèbre, Serge, de son vrai nom Sergueï Alekseevitch Alexandrov (1850-1921), tout à la fois acrobate, clown blanc et écuyer. Au début du scénario, Chklovski introduit une séquence montrant un spectacle de masse au lendemain de la révolution — c’est « Vers la commune universelle » — pour lequel il introduit le personnage du « peintre Altman », qui était son ami et qui à cette époque avait émigré en France, tout comme Iouri Annenkov. Clin d’œil à une époque d’expérimentation qui en 1929 était déjà bien loin.

Valérie Pozner
CNRS (Thalim)

Origine du texte

Traduction de : Viktor Šklovskij, « Iskusstvo cirka », Žizn’ iskusstva, № 284-285, 4-5 novembre 1919, p. 1. Traduit du russe par Valérie Pozner (CNRS/Thalim).

Texte

Chaque art possède son propre mode de fonctionnement – ce qui transforme son matériau en quelque chose d’artistiquement perceptible.

Ce mode trouve son expression dans les procédés de composition, dans le rythme, la phonétique, la syntaxe, l’intrigue de l’œuvre. Le procédé est ce qui transforme un matériau non esthétique en œuvre d’art, en lui donnant sa forme.

S’agissant du cirque, la chose est un peu étrange. Le spectacle circassien – constitué, premièrement, d’une partie théâtrale farcesque (pour les clowns) ; deuxièmement, d’une partie acrobatique ; troisièmement, d’une partie avec des animaux – n’est artistiquement construit que pour la première.

Ni l’homme-serpent, ni l’hercule soulevant des poids, ni le cycliste exécutant un looping, ni le dompteur fourrant sa tête gominée dans la gueule du lion, ni son sourire, ni l’expression du lion – rien de tout cela ne relève de l’art. Et malgré tout, nous percevons le cirque comme un art, en tant que théâtre héroïque (cf. Iouri Annenkov).

La question se pose de savoir en quoi véritablement réside la modalité du cirque, quel est son procédé, qu’est-ce qui distingue le mouvement et le geste circassiens du mouvement ordinaire. Prenons l’hercule et le dompteur.

Les scènes dans lesquelles ils se produisent sont privées d’intrigue ; par conséquent le cirque peut se passer d’intrigue.

Leurs mouvements ne sont pas rythmés, le cirque se passe de beauté.

Au fond, tout cela n’est même pas beau. Je me sens coupable d’employer un terme aussi confus que celui de « beauté ».

Le cirque, Dieu merci, n’a pas besoin de beauté.

Mais il y a, dans le spectacle circassien, quelque chose qui est toujours présent : le geste circassien est difficile.

Il est difficile de soulever un poids, difficile de se contorsionner à la manière d’un serpent, dangereux, c’est-à-dire là encore difficile, de fourrer sa tête dans la gueule du lion.

Il n’y a pas de cirque sans difficulté, voilà pourquoi un numéro d’acrobate exécuté sous la coupole est plus artistique que sur la piste, quand bien même les mouvements seraient exactement les mêmes.

Si ce numéro est exécuté sans filet, il sera plus dangereux, plus circassien, que le même numéro protégé même légèrement par un filet.

La difficulté – tel est le procédé du cirque. Voilà pourquoi, si les objets factices, les chaînes en carton et les ballons sont, au théâtre, parfaitement canoniques, au cirque, le spectateur serait à juste titre scandalisé s’il découvrait que les poids soulevés par l’hercule ne pèsent pas ce qu’affirme l’affiche. Le théâtre recourt à d’autres procédés que la simple difficulté, voilà pourquoi il peut s’en passer.

Le cirque repose entièrement sur la difficulté.

La difficulté circassienne est voisine des lois générales du freinage dans la composition.

Le procédé circassien de la « difficulté » et de la « dangerosité », en tant que type de complication, rappelle particulièrement le freinage de l’intrigue, lorsque le héros par exemple est placé dans une situation difficile où s’affrontent amour et devoir. L’acrobate triomphe du vide en un bond, le dompteur domine le lion grâce au regard, l’hercule vient à bout du poids grâce à l’effort, tout comme Oreste surmonte l’amour qu’il porte à sa mère pour venger son père. Et c’est en cela que réside la proximité entre le théâtre héroïque et le cirque.

Auteurs

Valérie Pozner est directrice de recherche au CNRS (Thalim). Spécialiste de l’histoire du cinéma russe et soviétique, elle a traduit et édité en français les textes de Lev Koulechov, Sergueï Eisenstein et Victor Chklovski. Elle a récemment publié Maxime Gorki au cinématographe (AFRHC, coll. Focus, 2023) et L’Art dans la vie ! Le constructivisme soviétique dans les textes (les presses du réel/Centre Pompidou, 2024).

Pour citer cet article

Victor Chklovski, « L’art du cirque », présenté et traduit par Valérie Pozner, KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.

URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/chklovski

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