Qu’est-ce que le textile pour la philosophie ?
Table des matières
Résumé
À l’inverse du vêtement et de la couleur, le textile n’est évoqué par la philosophie, le plus souvent, que de biais. Lorsqu’il l’est frontalement, il n’est pas considéré comme un objet philosophique en soi. Pourtant, il ne resterait d’un vêtement privé de tissu qu’une abstraction, puisque sa matérialité ne pourrait être actualisée. De même, une couleur exemptée de surface — textile, par exemple — qui la fait être ne serait qu’une pure pensée spéculative enfermée dans la sphère logique de l’idée. Afin de tenter de mettre en évidence cette absence, il nous sera nécessaire de nous appuyer sur des références variées qui nous feront naviguer entre les époques — de Platon à Deleuze — et les disciplines : de la philosophie à des remarques sur la mode et l’habillement, en passant par des pratiques ethnographiques et théologiques.
Mots-clés
textile, philosophie, vêtement, couleur, métaphore, Platon, Goethe, Deleuze
Texte
Dans les Règles pour la direction de l’esprit, en vue de montrer combien toute vérité complexe est en réalité décomposable en éléments simples, Descartes prend pour exemple les métiers du tisserand, du tapissier, du brodeur et du dentellier, dont les ouvrages sophistiqués sont le fait de gestes sommaires et répétitifs. Bien que Descartes fasse mention de l’activité textile de ces artisans en les désignant comme « les techniques (artes) les plus insignifiantes ( levissimas) et les plus simples (simplicissimas)11René Descartes, Regulae ad directionem ingenii, t. X, éd. Adam et Tannery, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1931, règle X, p. 404. », en réalité, il ne dévalue pas leur simplicité. Il en fait, au contraire, un critère fondamental d’appréhension de la densité de la complexité, ainsi qu’un gage de la compréhension de celle-ci, qu’elle soit théorique ou pratique. La règle précédente où il est dit que « les ouvriers qui s’occupent d’ouvrages délicats, et qui ont coutume de diriger attentivement leur regard sur chaque point en particulier, acquièrent, par l’usage, la facilité de voir les choses les plus petites et les plus fines22Ibid., règle IX, p. 401. » nous le confirme. Ainsi du tisserand, qui, à force d’exercer son art, acquiert la capacité précieuse de déceler des défauts de fabrication — les tissus qui boulochent ou présentent des doupions, des surépaisseurs de fils — strictement invisibles ou difficilement notables pour l’œil et la main novices33Guillaume Pigeard de Gurbert nous informe en ce sens que l’ancêtre du microscope « n’était pas destiné à l’observation du vivant mais servait à vérifier la qualité des étoffes et que c’est à un drapier (Leeuwenhoek) qu’on le doit ». Voir Guillaume Pigeard de Gurbert, « Pour une approche épigénétique des représentations biologiques », médecine/sciences, vol. 26, no 10, octobre 2010, p. 883-886 ; disponible en ligne..
Dès lors, l’univers textile fonctionne comme un point de départ fondamental et nécessaire pour l’esprit qui s’ordonne au travers de lui. En effet, l’entrecroisement strict et codifié des fils de l’ensemble des artisanats textiles relève d’un ordonnancement inflexible, là où les gestes des savoir-faire verriers varient, par exemple, continuellement au gré de la forme souhaitée et visée ainsi qu’à la cuisson du verre. C’est pourquoi Descartes fait le choix de mentionner les acteurs textiles et leurs productions parmi l’ensemble vaste des ouvriers attelés à la création d’ouvrages délicats. Ainsi lorsque Descartes accuse, par exemple, Pierre Bourdin d’« avoir fait un masque de quelques pièces de Méditations mal cousues44René Descartes, Méditations métaphysiques ; Objections et Réponses : suivies de quatre lettres, éd. bilingue, Paris, Garnier-Flammarion, 2011, p. 471. », il y a plus qu’une simple métaphore. La couture défectueuse et visible est le signe d’une fluidité manquée qui produit un discours artificiel. À l’inverse, une couture correctement exécutée rend normalement difficilement perceptibles les pièces textiles séparées qui lui préexistaient, alors reliées en un ensemble organique. Le tissage théorique grossier effectué par Pierre Bourdin est le produit d’un mauvais tisserand.
C’est cependant de manière bien légitime que l’on pourrait souligner le caractère exceptionnel de cette attention philosophique au textile. De manière générale, lorsque le textile a été évoqué par la pensée philosophique, cela a le plus souvent été à titre d’exemple ou de métaphore, de simple illustration contingente, et non pour lui-même, pour sa constitution et ses propriétés particulières. Ainsi d’Aristote, qui, au chapitre neuf de De l’interprétation, prend l’exemple du tissu afin de montrer que la matière en général est une puissance indéterminée pouvant donner lieu à une infinité de formes55Aristote, Catégories ; De l’interprétation, trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1989, p. 101.. Certes le tissu peut tout aussi bien former un vêtement court que long, serré que relâché. De plus, il peut servir l’habillement ou l’ameublement. Mais on pourrait aussi considérer les différents textiles selon leurs propriétés intrinsèques. La matière textile permet ici, plutôt, d’intellectualiser l’essence de la matière dans sa généralité et non dans une certaine spécificité, comme tendait à le faire Descartes.
Comment se fait-il que le textile, élément continuellement présent dans notre perception sensible et dans les multiples dérivés de son histoire — les étoffes vestimentaires, les tissus d’ameublement, les broderies mais également les draps et les taies d’oreillers, les bandages médicaux, les jeux de ficelles, etc. — finisse par devenir paradoxalement invisible pour la connaissance et l’enquête philosophiques, alors même que l’un de ses aboutissements — le vêtement — et l’un de ses composants — la couleur — font, quant à eux, l’objet d’une pensée philosophique réitérée ? L’usage métaphorique par l’intermédiaire duquel le textile a souvent été mentionné ne suppose-t-il pas une réelle connaissance de l’objet ? Comment se fait-il que la douceur de la soie ou encore le velouté du velours soient restés à la porte de la fabrique philosophique du concept, alors même qu’ils recèlent, comme la comparaison de Descartes le suggérait, un réel potentiel pour la philosophie ?
Nous n’accomplirons dans cet article-ci que le versant négatif de l’enquête qui consiste à montrer comment, contrairement à la couleur, le textile n’est évoqué par la philosophie, le plus souvent, que de biais, et lorsqu’il l’est frontalement, n’est pas considéré comme un objet philosophique en soi. Afin de tenter de mettre en évidence cette absence, il nous sera nécessaire de nous appuyer sur des références variées qui nous feront naviguer entre les époques — de Platon à Deleuze — et les disciplines : de la philosophie à des remarques sur la mode et l’habillement, en passant par des pratiques ethnographiques et théologiques.
1. Le vêtement, médiation conceptuelle privilégiée du textile et de la couleur
1.1. Le vêtement comme objet de pensée
« La protection vestimentaire est certainement, avec les armes, le domaine des techniques le plus copieusement représenté dans les écrits et dans les musées66André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945, p. 209. ». Ainsi s’ouvre le chapitre consacré aux vêtements dans Milieu et techniques d’André Leroi-Gourhan. Penchons-nous par exemple sur le récit biblique de la Genèse qui présente Adam et Ève en couturiers improvisés, attelés à entrecroiser des feuilles de figuier pour en faire des pagnes77La Bible, trad. André Chouraqui, Les Éditions du Cerf, 2019, Genèse 3:7, p. 22.. Le vêtement est non seulement le fruit d’une technicité innée mais aussi un objet de connaissance, puisqu’il est la conséquence directe et imminente du péché originel : Adam et Ève ne mettent fin à leur nudité qu’après avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal que Dieu leur avait enjoint de ne pas toucher. Contrairement à la souffrance et au travail, qui sont tous deux une punition divine attribuée à l’homme à l’issue de la faute, la couture est le fait spontané d’Adam et Ève88La Bible traduite par André Chouraqui indique : « Ils cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures » (ibid.).. Le vêtement permet d’enfouir sous un rideau textile — végétal dans le cas d’Adam et Ève — l’anatomie que nous désirons garder irrévélée.
Toutefois, Emmanuel Levinas note que « cette préoccupation de vêtir pour cacher », ne concerne pas seulement l’aspect corporel, la nudité du corps et ainsi une intimité extériorisée, mais bien « toutes les manifestations de notre vie, nos actes et nos pensées99Emmanuel Levinas, De l’évasion, extrait des Recherches philosophes, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1982, p. 45. », ce qui fait qu’elle est véritable préoccupation et non pas simple occupation. Adam et Ève cherchent par l’habit à couvrir et camoufler le péché dont ils sont tous deux à l’origine, et, ainsi, à s’abriter de la colère divine, et pas seulement à dissimuler leurs corps respectifs. Dès lors, non seulement le vêtement est la conséquence la plus directe de la connaissance ainsi que de la condition proprement humaine, mais il est aussi le condensé de significations diverses et immatérielles qu’il révèle plus qu’il ne les cache, puisque c’est, précisément, par cette volonté de dissimuler la nudité que Dieu s’aperçoit de la faute. Il est alors cohérent avec ce récit fondateur que le vêtement ait été un objet privilégié par la pensée, dont on peut considérer qu’elle cherche précisément à dévoiler ce qui est caché. L’histoire et l’essence de la pensée et de la connaissance croisent celle du vêtement ; c’est ce qui fait que Leroi-Gourhan peut remarquer que le vêtement est abondamment présent dans les divers travaux humains. Une philosophie du vêtement pourrait commencer avec la manière dont Platon le range parmi les moyens de protection de la faiblesse humaine. Citons le mythe du Protagoras lors de la création de l’homme par Prométhée et de la distribution des qualités qui lui sont subordonnées :
[P]uisque l’homme a eu sa part du lot divin, il fut, en premier lieu, le seul des animaux à croire à des Dieux ; il se mettait à élever des autels et des images de Dieux. Ensuite, il eut vite fait d’articuler artistement les sons de la voix et les parties du discours. Les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre, furent, après cela, ses inventions1010Platon, Protagoras, in Œuvres complètes, trad. fr. Léon Robin et Joseph Moreau, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, 322a, p. 90..
Nous retrouvons ainsi le vêtement au cœur de la naissance de l’être humain, comme c’était le cas dans la Genèse. Toutefois chez Platon, le vêtement est un simple, mais guère vulgaire car nécessaire, agencement matériel contrairement à ce que revendiquait Levinas et à ce que semblait sous-entendre le récit biblique. En effet, le vêtement est strictement voué à pallier la nudité et donc la vulnérabilité de la partie la plus centrale du corps contre les diverses intempéries extérieures. En complément, et non à l’inverse, les habitations abritent l’entièreté du corps, et les chaussures, seulement la partie restreinte et ciblée que sont les pieds, auxquels nous pourrions opposer et lier le couvre-chef, qui s’appose sur l’extrémité supérieure du corps — la tête — et qui encadrent tous deux le vêtement1111Notons que le couvre-chef existait déjà à l’époque de Platon sous la forme du pilos ou encore du pétase.. Ainsi Socrate, dans La République, met sur le même plan la production de vêtements, d’aliments, de vin, d’habitations et de chaussures, en vue de cerner les principaux besoins humains, socles de ce que constituerait un État idéal1212Platon, La République, in Œuvres complètes, op. cit., 373a, p. 920.. Nous pouvons dès lors avancer l’idée que les chaussures et les couvertures sont un genre du vêtement : la couverture, par exemple, serait un vêtement particulier, immobile et non drapé ou cousu, c’est-à-dire plus librement employé et sans forme particulière, là où le vêtement serait, de manière plus générale, un abri fixe par enveloppement. Les chaussures pourraient ainsi être considérées comme ce même genre d’abri dont la fixité et l’épaisseur ont été renforcées. Or il semble que l’énumération, et ainsi l’unification, présentée par Platon nous permet d’y regrouper également les habitations et l’alimentation, du fait qu’elles sont chacune une manière singulière de protéger ; l’alimentation ayant pour but principal de préserver l’individu en vue de pérenniser l’espèce entière.
C’est précisément du fait de leur fonction commune de sauvegarde et de préservation que le vêtement a pu être quantitativement mis sur le même plan que les armes, bien que le premier soit exclusivement défensif tandis que les secondes sont offensives. D’ailleurs, n’appelle-t-on pas armure l’enchevêtrement des fils de chaîne et de trame qui forment le tissu ? Les deux sens d’armure semblent en effet tous deux découler du même terme latin armatura. Le vêtement et l’arme ne sont donc jamais très loin, comme le notait André Leroi-Gourhan1313André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, op.cit., p. 209.. Pour preuve, nous retrouvons ce même rang affilié au vêtement dans la classification qu’il propose dans Milieu et techniques ; la section concernant le vêtement se trouve dans le chapitre nommé « Les techniques de consommation », aux côtés de l’alimentation et de l’habitation. La diversité de ces désignations n’est donc guère due à la fonction, invariablement conservatrice, mais bien à la destination et à la forme que l’enveloppe revêt1414Nous retrouvons la distinction effectuée par Leroi-Gourhan entre le tissage et la vannerie.. Leroi-Gourhan ne débute pas son chapitre sur les vêtements par la simple mention de celui-ci, mais bien par l’expression « la protection vestimentaire », érigeant ainsi la fonction conservatrice du vêtement comme la contenance principale de son essence. Ainsi nous voyons que si les vêtements et les armes sont les deux domaines techniques les plus appréhendés par la pensée, c’est en réalité parce qu’ils sont éminemment liés par la fonction de préservation qu’ils ont en partage.
C’est dans cette même lignée d’une utilisation vestimentaire minimale, couvrante, purement fonctionnelle, abstraction faite de toute visée ornementale, que Socrate déclare plus loin dans La République, au sujet de ceux à qui ce régime de vie minimal ne conviendra pas :
Il y a aura en effet, oui, c’est probable, des gens pour ne pas se contenter de cet état de choses, ni non plus de ce régime. Il s’y ajoutera au contraire, et des lits, et des tables, et d’autres objets mobiliers, et, bien entendu des mets cuisinés, et des parfums en essences ou bien à brûler, et les petites amies, et les pâtisseries : chacune de ces choses en toute diversité. Et naturellement aussi toutes ces choses que nous mentionnions en premier lieu, maisons, vêtements, chaussures, on ne doit plus les tenir pour être celles qui répondent aux nécessités de la vie ; mais en avant la peinture, en avant la broderie1515Platon, La République, op. cit., 373a, p. 920. !
Alors que la prolifération de biens est jugée futile par Socrate, nous remarquons que le pluriel octroyé au vêtement fait ainsi écho à la nécessaire flexibilité et variabilité que le vêtement doit exprimer au gré du calendrier : « En été, ne travailleront-ils pas sans vêtements, sans chaussures, en hiver habillés et chaussés autant qu’il le faut1616Ibid., 372ab, p. 918. ? » Ainsi le vêtement est nécessairement multiple du fait du taux de protection que requiert chaque saison ; le corps n’ayant plus à anticiper, en été, la possible paralysie causée par le froid. Mais cette diversité vestimentaire doit être raisonnablement rythmée, sans quoi elle s’extirperait du besoin qui la fonde. Or la réponse au besoin peut-elle être pure réponse au besoin ? Le besoin de recouvrir afin de pérenniser ne s’accompagne-t-il pas nécessairement du besoin d’esthétiser ? Dans cette même lignée ajournée et prédite par Socrate, Pascal semble considérer ceux à qui ce régime de vie vestimentaire n’a précisément pas convenu ; dans la pensée 82, les hermines des magistrats, les soutanes et les mules des médecins, ainsi que les robes trop amples des avocats sont opposées aux vêtements de guerre qui ne sont quant à eux pas « déguisés » ou encore « masqués », du fait qu’ils ont précisément pour seule vocation de protéger et non pas d’exhiber fastueusement un ensemble de fonctions sociales, de jeux de pouvoirs et de significations diverses1717Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Léon Brunschvicg, revu par Geneviève Lewis, Paris, Librairie Générale Française, 1973, p. 39-40.. Cette utilisation vestimentaire luxueuse est qualifiée de « faculté trompeuse1818Ibid., p. 40. » par Pascal car elle voile la faculté exclusivement protectrice et opaque du vêtement. Le non-traitement philosophique du textile relèverait donc ici d’une mise de côté volontaire, justifiée par l’aspect superflu et irrationnel de ce dernier1919Les précieuses recherches de Marie Schiele sur l’imaginaire du drapé partent de ce même constat que le discours philosophique condamne le vêtement au paraître, « Une thèse sur l’imaginaire du drapé — Argumentaire général », carnet de recherche Inquiétudes Textiles, en ligne (consulté le 8 juillet 2024)..
1.2. La négligence théorique du textile et de la couleur qui sous-tendent le vêtement
Ainsi fonctionnellement défini, que ce soit par la réponse au besoin de protection ou le jeu des apparences permis par cette réponse, le vêtement se trouve abstrait de toutes les données textiles et colorées qui le sous-tendent, au profit de son seul mouvement enveloppant, cachant et révélant à la fois. Pourtant, ne dit-on pas que nous « enfilons un vêtement » comme si nous nous parions de fils ? Que resterait-il d’un vêtement a-textile ou achrome si ce n’est un corps nu ? Les feuilles du figuier ne peuvent former un pagne qu’au moyen de la technique de fabrication textile : la couture permet, ainsi, de réunir ce qui ne serait sans elle que des solides souples épars, irrémédiablement multiples, qui ne pourraient tenir de manière autonome et durable sur le corps à couvrir. Notons que l’assemblage qui sous- tend la couture ne peut être obtenu qu’au moyen d’un fil, produit d’un étirage et de parallélisation de fibres, que l’on nomme « filature ». Il semble donc que les fibres à l’origine du fil utilisé par Adam et Ève soient également issues des feuilles du jardin d’Eden2020Les principales fibres issues des feuilles sont la fibre d’ananas, du sisal, de l’abaca et du raphia, matière commune au tissage et à la vannerie., toutefois aucun détail n’est fourni à ce sujet. Les différentes étapes d’élaboration du textile sont ici silencieuses, alors même que les vêtements qui en découlent ont un rôle symbolique important dans le texte de la Genèse.
Quant à la donnée chromatique, on peut imaginer que les arbres du jardin d’Eden ont un aspect désirable, ainsi que des fruits à l’apparence savoureuse, du fait de l’éclat et du chatoiement de leurs couleurs. Or il est significatif que le texte sacré n’énumère ni la teinte vert-foncé des feuilles du figuier, ni les manipulations répétées que subissent le fil, et avant lui la filature, pour servir la couture et former le textile ; tous deux sont éclipsés au profit du seul acte de vêtir, c’est-à-dire de leur finalité : l’usage de l’objet qu’ils contribuent à constituer. Le textile et la couleur, à la différence de la structure protectrice du regard et des intempéries, sont rejetés dans une autre contrée théorique quant à elle négligée : celle de la parure illusoire au service de la vulgaire apparence. Le textile et la couleur sont employés uniquement pour être décriés par la pensée philosophique lorsqu’ils sont envisagés au travers du vêtement : ils sont évoqués lorsqu’il s’agit de dénoncer la fonction de tromperie et de jeu sur les relations sociales dont peut se charger l’habillement : ainsi Pascal présente les magistrats non seulement via leurs hermines mais également par leurs « robes rouges2121Blaise Pascal, Pensées, op. cit., p. 39. ». De même, les docteurs aux bonnets carrés ont des « robes trop amples de quatre parties », du fait d’un textile rigide, sûrement lourd, qui impose donc un tombé raide et droit, par exemple le drap, toile de laine foulonnée ou encore le taffetas qui est une toile de soie.
C’est précisément à la suite de cette description vestimentaire duelle d’« habits extraordinaires2222Ibid., p. 40. » que Pascal note : « S’ils avaient la vérité et la justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire des bonnets carrés2323Ibid., p. 39.. » Le rouge de la robe des magistrats, ainsi que l’ampleur et donc la quantité textile des vêtements des médecins, est tout autant non-nécessaire à l’exercice de leur fonction et, en amont de cela, de la détention de leur savoir que le fait que le bonnet soit de forme carrée ou la robe, verte, courte et souple. Ils permettent seulement de les identifier immédiatement comme tels et de montrer une fonction d’autorité, là où, par exemple, une toge universitaire jaune signifiait les Lettres et l’amarante, les sciences2424Bruno Neveu, « Le costume universitaire français : règles et usage », La Revue administrative, no 293, septembre-octobre 1996, p. 485-496, ici p. 491. Disponible en ligne (consulté le 8 juillet 2024)., ce qui constitue, au contraire, selon Pascal, une preuve de leurs insuffisances et non de leurs contenances. Ainsi, la fonction des revêtus détourne la fonction du vêtement. Dès lors, la couleur et le textile sont vécus comme des données qui distraient la pensée de son réel objet, du fait de la perception accrue qu’ils engendrent et semblent chercher à provoquer. Ils semblent privilégier les apparences plutôt que l’essence. Nous pouvons ajouter à cela la mention implicite du textile par Mandeville en ces termes :
C’est vraiment une chose admirable que de voir l’homme […] condescendre à se priser lui-même pour ce qu’il a arraché à cet animal innocent et sans défense, le mouton, ou ce qu’il doit à l’être le plus insignifiant de la création, un ver à moitié mort2525Bernard Mandeville, La Fable des Abeilles, trad. fr. Lucien et Paulette Carrive, Paris, Vrin, 1985, p. 103..
Nous reconnaissons la laine, qui provient de la toison du mouton, ainsi que la soie, qui relève principalement de la sécrétion de la chenille Bombyx mori ou « ver à soie » prélevé à même son cocon. Or ces derniers ne sont pas nommés comme tels mais identifiés au travers d’une périphrase qui les invisibilise, et sont décrits par Mandeville comme une décoration abjecte, prétentieuse et par-dessus tout, cruelle. Pourquoi utilise-t-il cette description décalée, purement matérielle et objective, si ce n’est pour enlever tous les prestiges purement idéels attachés aux vêtements dans leurs couleurs et leurs étoffes ? Le textile n’est-il pas en ce sens perçu comme une menace ?
Lorsque la couleur et le textile ne sont pas disqualifiés par la pensée, ils sont tout simplement ignorés dans leurs spécificités matérielles et sensibles. Ainsi, lorsque Socrate distingue les vêtements d’hiver et d’été, cette division pourrait être fondée sur une différence d’agencements d’une même matière textile — non pas uniquement à l’aide d’une couture mais à l’aide, également, de broches, de fibules ou de cordons, puisque dans la Grèce antique, les vêtements étaient majoritairement drapés et non taillés2626Henri Lechat, « Histoire du costume antique, d’après des études sur le modèle vivant », Revue des Études Anciennes, vol. 25, no 2, 1923, p. 183-188, ici p. 187. Disponible en ligne (consulté le 8 juillet 2024). — afin de libérer le corps de son enveloppe qui retient autant qu’elle accentue sa chaleur naturelle. Elle pourrait également consister à corriger la composition vestimentaire au profit d’une matière textile plus légère, qui laisse s’évaporer les degrés accumulés par l’organisme. Ainsi, nous pouvons imaginer que le chiton, qui était une sorte de tunique portée en sous-vêtement, ou encore le himation, qui pouvait s’apparenter à un manteau, communs aux deux sexes à l’époque de Socrate, disparaissaient durant la saison estivale, tandis que la laine pouvait être remplacée par du lin par exemple2727Le lin est une matière textile plus légère que la laine du fait que la tige de la plante du lin est extrêmement fine, tandis que la laine est une fibre protéique qui émane d’une sécrétion sous-cutanée d’origine animale nommée la « kératine », qui permet à certaines espèces animales d’avoir une toison les protégeant du froid, ibid., p. 342 et p. 358.. Dans les deux cas envisagés, il y a bien une activité textile, qu’elle soit de l’ordre de la matière ou de la technique. De plus, outre les couleurs naturelles des fibres, dans les vêtements, les lisières étaient teintes différemment de la partie centrale jusqu’à parfois employer des « couleurs fleuries »2828Henri Lechat, « Histoire du costume antique, d’après des études sur le modèle vivant », op. cit., p. 186. ; Socrate n’en fait pas mention et se contente de les ramener à une quantité vague mais plus ou moins conséquente de vêtement. Qu’il soit négligé ou accusé d’illégitimité, le textile disparaît.
1.3. Le textile et la couleur : deux objets imbriqués et ignorés
Au privilège théorique accordé au vêtement, répond l’impensé des éléments qui le fondent. Si le vêtement est l’un des objets techniques et sociaux les plus commentés, il semble que les matériaux de sa technique de production soient, quant à eux, marginalisés par la pensée. Le vêtement ne serait alors, pour la pensée philosophique, qu’une simple surface sur-corporelle aisément saisissable, cernable car structurelle. Descartes accomplit un mouvement philosophique analogue lorsqu’il résorbe l’étrangeté et la singularité de l’arc-en-ciel, « merveille de la nature2929René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences : plus La Dioptrique, Les Météores, et la Géométrie qui sont des essais de cette méthode, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1986, p. 291. », en une donnée mécanique et formelle. Définir l’arc en ciel comme une production de la nature, engendrée par la réflexion et la réfraction de la lumière sur les gouttes d’eau, permet de le décrire autrement que comme le signe religieux de l’alliance entre le Ciel et les hommes à la suite du Déluge, et, ainsi, d’en déloger l’idée d’une manifestation divine au profit d’une explication strictement causale. En effet, la mathesis universalis cartésienne consiste à avancer l’idée que la mesure s’applique à des réalités qui lui sont à première vue réfractaires. Toute l’audace de la mathesis est précisément d’être redéfinie comme universalis, afin de retrouver l’ordre et la mesure qui structurent toutes choses, y compris chromatiques, dont la quantité garantit l’essence et l’unité. Par conséquent, malgré la majesté du spectacle irisé, l’étonnante et enivrante polychromie de l’arc-en-ciel n’est plus qu’un phénomène optique ordonné et mesurable.
Toutefois, la couleur et le textile peuvent-ils être réellement considérés comme de simples données mesurables ? La couleur n’est-elle pas plus qu’un spectre, ordonné de l’infra-rouge jusqu’à l’ultra-violet, et le textile qu’un ensemble d’unités servant à quantifier sa longueur, son poids et son élasticité ? Toute l’originalité de l’architecte et historien d’art Gottfried Semper réside précisément dans le fait d’avoir montré qu’un revêtement ou un vêtement — et le textile et la couleur qui les composent — ne se réduit jamais à une donnée purement pratique, scientifique. Son ouvrage majeur, Le Style (Der Stil dans l’allemand original), est désigné en sous-titre comme une « esthétique pratique3030Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Écrits 1834-1869, trad. fr. Jacques Soulillou et Nathalie Neumann, Marseille, Parenthèses, 2007. ». En effet, le tour de force de Semper est de rendre caduque la distinction entre qualité et quantité, en montrant que l’assemblage textile et coloré, quel qu’il soit, produit aussi bien une structure qu’une parure. C’est ce qui fait que, dans le corpus sempérien, nous trouvons à plusieurs reprises l’expression « ornement indispensable3131Gottfried Semper, Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens, in ibid., p. 66. » qui paraît à première vue oxymorique mais qui, au sein de cet ensemble, devient logique. Si un « ornement » a pu désigner une parure inessentielle, contingente à l’agencement final, Semper en fait au contraire une donnée non seulement centrale car égale à la structure, mais il la hisse au-delà de la structure en en faisant la cause même de cette dernière. Semper explicite très clairement la généalogie textile : nous passons de la clôture tressée à partir de pieux et de branches au nouage de fibres végétales pour aboutir à des fils fabriqués à partir de matières végétales ou animales. À travers cette esquisse retraçant la naissance du textile depuis sa forme préliminaire jusqu’à son anatomie aboutie, Semper nous montre que le textile est un matériau fondateur en étant un bâtisseur de la structure. En effet, généalogie textile et murale se trouvent imbriquées jusqu’à être indissociables ; « l’utilisation de palissades tressées » et donc textiles, « précéda de beaucoup dans la plupart des cas, particulièrement dans des conditions climatiques favorables, le mur du maçon3232Gottfried Semper, Les quatre éléments de l’architecture, contribution à une théorie comparative de l’architecture, in ibid., p. 127. ». En un sens, le textile précéda l’argile et tous les autres matériaux muraux, ainsi que leur organisation structurelle, ou architectonique. C’est sur cette large extension de la définition textile que Semper se base pour affirmer que le cuir, anciennement peau animale, fait éminemment partie avec le tissu des deux principaux matériaux textiles ; car, bien que le cuir apparaisse dans la projection collective comme un matériau dur du fait de l’épaisseur de sa masse, et ainsi difficilement transformable, il peut prendre une forme fine et souple à l’issue de la filature, du tissage et du tannage qui le transforme en textile3333Gottfried Semper, L’Art textile, in ibid., p. 227..
Pour ce qui est de la couleur, Semper considère la polychromie comme tout aussi peu accessoire ; « au lieu du monotone badigeon on peut choisir des couleurs qui changent de tons agréablement3434Gottfried Semper, Remarques préliminaires sur l’architecture peinte et la sculpture des Anciens, in ibid., p. 58. » et en réalité nous les choisissons toujours, c’est ce qui fait que la couleur est une donnée essentielle à toute logique architectonique.
Toute l’originalité autant que le tournant théorique radical opéré par Semper est de rendre central, voire indispensable, ce qui relevait du superficiel, du secondaire et de l’artificiel. En d’autres termes, il réhabilite l’ornement, qui ne se réduit jamais à l’accessoire3535C’est ce qui explique notamment que la principale œuvre de cet auteur, Le Style, n’a été traduite que tardivement en français, alors même qu’il s’agit d’un des plus grands théoriciens allemands de l’architecture du XIXe siècle. Voir « Choix de textes originaux de Gottfried Semper, extraits de Der Stil », trad. fr. Isabelle Kalinowski et Estelle Thibault, Gradhiva, no 25, 2017, p. 178-255.. À l’opposé de Platon, Semper, au paragraphe 56 du Style, fait largement mention de l’acteur textile qu’est le tisserand car le tissu ne saurait naître sans l’entrelacement exercé par le tisserand qui le fait exister. Cela est essentiel pour Semper, pour qui le revêtement, frère du vêtement, n’est jamais une simple couverture, un objet à vocation simplement pratique et structurelle, puisqu’il provient tout autant d’une aspiration plaisamment esthétique et ornementale. Nous ne pouvons donc plus séparer la dimension pratique de la haute capacité thermique de la laine, celle implicitement citée par Socrate par la mention des vêtements d’hiver, de son aspect visuel propre aux fibres qui la composent, qui peut varier du blanc cassé au noir en passant par le marron et le gris. À cela s’ajoute le potentiel ennoblissement textile qui confère aux étoffes lainées, fabriquées à base de laine pure ou mélangée, de nouvelles couleurs en les teintant, à l’aide de colorants ou de pigments, bien que ces couleurs soient limitées car les teintes claires et plus foncées ne peuvent respectivement s’appliquer qu’aux laines d’intensité lumineuse correspondante.
Or, nous pouvons avancer l’hypothèse que la pensée philosophique ait exclusivement considéré la laine au travers des capacités thermorégulatrices de ses mailles. Comment expliquer le privilège du vêtement dans le rapport de la philosophie au phénomène textile, ainsi que l’ellipse de la dimension tissée et chromatique ? Le vêtement semble être un objet rassurant pour la philosophie qui n’a plus qu’à l’empoigner et l’enfiler comme tel, à l’inverse des couleurs et des textiles qui se laissent difficilement appréhender par une discipline qui recherche l’unitaire et qui s’éprend de l’immuable.
2. Le textile, existence philosophique souterraine au travers d’exemples et de métaphores
2.1. Le textile : objet plutôt que concept
Mais la couleur et le textile ont-ils réellement bénéficié du même traitement philosophique ? Du fait de son essence, profondément multiple et diffuse, qui menaçait la vie même et l’essence intime de la pensée philosophique, la couleur a été — momentanément — marginalisée par cette même discipline, comme le note Goethe dans l’Introduction à la Théorie des couleurs :
De tout temps il fut quelque peu dangereux de traiter de la couleur, à tel point qu’un de nos prédécesseurs se risqua même un jour à dire : le taureau devient furieux si on lui présente une étoffe rouge ; mais le philosophe, dès que l’on parle seulement de couleur, se met en rage3636Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, trad. fr. Henriette Bideau, Paris, Triades-Editions, 1983, p. 82..
La couleur fut dans un premier temps reléguée à une illusion des sens — ainsi selon Démocrite, la couleur n’existe pas : il ne s’agit là que d’accidents perceptifs où l’œil produit l’image colorée par rencontre d’atomes et de vide, au lieu de la recevoir3737Jean-Pierre Dumont, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 805. — et à une essence dérisoire et modique lorsqu’elle était considérée au travers du vêtement, comme nous l’avons vu avec Platon et Pascal3838Platon, La République, op.cit., 373a, p. 920 ; Blaise Pascal, Pensées, op. cit., p. 39-40.. Elle a, cependant, été un objet quantitativement privilégié par la pensée, qui finit par reconnaitre la primordialité de sa portée. Pour preuve, bien que des divergences soient revendiquées ou perceptibles entre les considérations chromatiques de Descartes, du Traité des couleurs de Goethe, du Traité sur la vue et les couleurs de Schopenhauer, ou encore des Remarques sur les couleurs de Wittgenstein, nous comprenons qu’ils ont tous en commun (dans ou hors d’un cadre strictement philosophique) de tenter de ne pas laisser en suspens l’énigme posée par la parade des couleurs3939Claude Romano note en ce sens, dans son ouvrage De la couleur, que « la philosophie parle de la couleur depuis toujours — avant même d’être philosophie, ce qu’elle ne devient réellement qu’avec Platon. Empédocle assigne comme couleur au feu le blanc et à l’eau le noir ». Voir Claude Romano, De la couleur, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020, p. 17.. En effet, comme l’affirme Goethe : « Le désir de savoir est éveillé tout d’abord en l’être humain par la perception des phénomènes importants qui attirent notre attention4040Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 75. », et cela est confirmé par l’écriture même du Traité des couleurs, qui prend pour fondement l’expérience visuelle des phénomènes chromatiques4141Ibid., p. 138 : « C’est à partir de là que, peu à peu, tous les phénomènes apparaissent soumis à des règles et des lois supérieures qui se révèlent non par des mots et des hypothèses à notre entendement, mais par des phénomènes à notre vue intuitive. ».
Toutefois, le textile ne fait-il pas lui-même partie de ces phénomènes primordiaux qui sollicitent intuitivement notre attention visuelle ? Lorsque nous contemplons un vêtement ou un tapis, percevons-nous uniquement son aspect purement chromatique, désincarné de la surface tactile qui le fait être ? La couleur d’un objet est en effet toujours texturée, c’est-à-dire façonnée par le textile ou les autres matériaux qui la portent et la présentent. Un rouge soyeux sera invariablement moins chaleureux qu’un rouge laineux. C’est ce qui fait que Chevreul, dans sa Théorie des effets optiques que présentent les étoffes de soie, analyse ce type de phénomènes : la luminescence singulière de la soie n’est pas le fruit d’une interaction ou d’une interférence entre la couleur et le textile, mais bien d’un enchevêtrement inextricable. L’interaction se situe entre la lumière et la matière textilo-colorée où la variabilité de l’éclairage crée successivement des couleurs différentes et de nouvelles textures. Une louisine4242Une louisine est un type de taffetas de soie. à chaîne noire et à trame orangée est décrite par ce dernier comme successivement « clair » et « noir » en fonction de sa position et de son sens de lecture4343Michel-Eugène Chevreul, Théorie des effets optiques que présentent les étoffes de soie, Paris, Firmin Didot Frères, 1846, p. 67. Disponible en ligne (consulté le 8 juillet 2024).. Elle change de profondeur en même temps que de couleur. Ainsi, la Théorie des effets optiques que présentent les étoffes de soie précise finalement les analyses déjà présentées par Chevreul dans son ouvrage précédent De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés4444Qui a pour titre complet : « De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, les tapisseries de Beauvais pour meubles, les tapis, la mosaïque, les vitraux colorés, l’impression des étoffes, l’imprimerie, l’enluminure, la décoration des édifices, l’habillement et l’horticulture ». Voir Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, Paris, Librairie Gauthier-Villars et fils, 1889 ; disponible en ligne (consulté le 8 juillet 2024)..
La couleur et le textile sont imbriqués de manière si intime qu’il semble déraisonnable de penser l’un sans l’autre et de les dissocier, sous peine d’être imprécis voire infidèle à leur réalité.
Dès lors Goethe, si attentif aux couleurs, a-t-il négligé leur textilité ? Afin d’illustrer la tendance du contraste chromatique, qui implique que les nuances s’appellent perpétuellement et alternativement entre elles, nous pouvons mentionner le fait que l’écrivain allemand puise dans sa vie personnelle afin d’illustrer la quotidienneté de son expérience : « Un soir, je me trouvais dans une auberge, je regardai quelque temps une servante de taille harmonieuse, au teint blanc éblouissant, aux cheveux noirs, et vêtue d’un corselet écarlate4545Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 101. ». La mention de l’apparition du « corselet écarlate » qui contraste avec la pigmentation de la peau et la couleur des cheveux se trouvera suivie de l’imagination d’un « foulard4646Ibid., p. 101. » qui aurait modifié la teinte naturelle de la peau qui s’en pare, ainsi que de l’évocation de deux rideaux rouges et verts dont les ouvertures font apparaître les objets par le filtre de leur couleur complémentaire4747Le rouge fait apparaître le vert tandis que le vert donne à voir le rouge.. En d’autres termes, en voulant mettre en évidence la théorie du contraste chromatique, Goethe met inconsciemment en exergue non seulement l’invariante présence du textile dans l’environnement sensible, mais tout autant le fait que le textile retient continuellement son attention.
Ainsi, alors même que Goethe revendique le fait que la pensée est rythmée par l’apparition de phénomènes visuellement marquants, et qu’il nous avertit que son Traité des couleurs vise l’appréhension théorique de ces mêmes phénomènes, il semble en négliger une partie dont il prouve pourtant lui-même la prégnance. En effet, c’est bien la seule couleur qui est ici explicitement envisagée par Goethe, sans considération quelconque pour sa surface textile : le corselet — qui est un petit corset plus souple se portant par-dessus un autre habit —, le foulard et le rideau — le foulard est communément fait de soie là où les velours coton sont par exemple privilégiés pour les rideaux. Lorsque Goethe souhaite intellectualiser l’expérience chromatique vécue au travers de l’apparition de la tache teintée sur le mur blanc de l’auberge, il parle indifféremment des surfaces colorées : « Tenons un petit morceau de papier de couleur vive ou un morceau de tissu de soie devant un fond blanc peu éclairé4848Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 100. ». Le textile et le morceau de papier sont interchangeables. Le fragment textile est présenté comme un équivalent au morceau de papier, alors même que leurs compositions diffèrent grandement et ne peuvent ainsi refléter et exposer les couleurs d’une manière similaire : la soie produit des couleurs luisantes, à la fois flamboyantes et vitrées là où le papier en fait des données mates, ternies, à la manière du lin.
Les mentions textiles sont loin d’être isolées dans cet ouvrage de Goethe : il évoque la soie, le satin, la toile ordinaire, le feutre, les tentures et de ce qu’il nomme les « tissus similaires4949Ibid., p. 260. ». Toutefois, même lorsqu’il mentionne brièvement une différenciation et une singularisation des surfaces, elles sont toutes subordonnées à la pensée de la couleur : la brillance de la soie et du satin5050Le satin n’est pas un matériau mais un type de tissage, on fabrique par exemple du satin avec de la soie, de la laine, du coton, mais aussi du polyester et de la viscose. offre un « jaune vigoureux » et produit « un effet de magnificence et de haute dignité5151Ibid., p. 259. » tandis que ce coloris, appliqué sur des surfaces ordinaires et communes comme le feutre, « ne rayonne pas de toute son énergie5252Ibid., p. 260. » et produit un jaune sombre et assagi. La présence invisible du textile peut également être observée dans les Remarques sur les couleurs de Wittgenstein où il est, en effet, question d’un « tube garni de velours noir5353Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, trad. Gérard Granel, éd. Gertrude E. M. Anscombe, coll. « TER bilingue », 1989, p. 245. » qui donne au marron, observé en vision monoculaire, un aspect de jaune, du fait de l’éclaircissement exercé par le noir. Il est également question dans cet ouvrage d’une nappe tantôt verte, tantôt rouge, et dont le vert et le rouge produisent un certain effet qui ne sera pas le même lorsqu’ils seront transposés dans un tableau. Or, il n’est pas tant question de l’interaction inédite produite par la couleur et sa surface que de la signification variable des couleurs, à la manière dont un thème musical mineur ne sera pas invariablement triste.
L’attitude théorique de Goethe et Wittgenstein peut apparaître comme le symptôme d’une réduction systématique du textile à un simple décor philosophique : ils ne lui accordent, par rapport à la couleur, qu’une importance secondaire. À la différence de la couleur qui a été momentanément marginalisée par la philosophie, le textile semble l’avoir été beaucoup plus régulièrement, jusqu’à devenir le parent pauvre de la philosophie de la perception.
2.2. Le textile : un objet envisagé par l’intermédiaire d’exemples et de métaphores
Le textile, qui est pourtant une donnée sensible tout aussi perceptible que la couleur, est resté en grande partie philosophiquement impensé. Si Goethe fait mention du fait que le philosophe se met en rage dès qu’il s’agit de couleur5454Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, op.cit., p. 82., il semble que l’étoffe — qui inquiète le taureau et le rend furieux — laisse, quant à elle, le philosophe plutôt indifférent. Pour preuve, alors même que Goethe souhaite mettre en lumière l’attitude théorique incomplète du philosophe qui délaisse la part chromatique du monde, il ne semble pas voir que, de la mention de l’étoffe rouge présentée au taureau à celle de la couleur contemplée par le philosophe, il y a un saut qui s’émancipe du textile. Comment comprendre cette réticence théorique, ce détournement de l’œil de la pensée à l’égard des étoffes ?
La disparité des statuts théoriques respectifs de la couleur et du textile pourrait relever du fait que la couleur nécessite une surface sur laquelle s’appliquer. Dès lors le textile apparaîtrait comme étant simplement l’une de ces surfaces, comme une forme moindre, par rapport à toutes les autres, aux côtés de la sculpture, de l’architecture et de la peinture, également invariablement colorées. Plus radicalement, Rosalind Krauss, qui analyse la trajectoire de l’optique vers l’haptique dans la peinture d’Agnes Martin, semble formuler l’illégitimité du textile à se hisser à un rang intellectuel comme le souligne Lucile Encrevé dans son article « Le textile derrière la grille : une abstraction impure ? »5555Lucile Encrevé, « Le textile derrière la grille : une abstraction impure ? », Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1, 2016, p. 205.. Après avoir mentionné le fait que la chaîne et la trame des textiles semblaient apparaître au travers des œuvres d’Agnes Martin, Rosalind Krauss déclare effectivement que la logique de la vision « became infected by the tactile5656Rosalind Krauss, « Agnes Martin: The /Cloud/ », in Bachelors, Cambridge et Londres, The MIT Press, 1999, p. 75-89, ici p. 89. ». L’impureté du textile semble dès lors posséder un degré de dangerosité pour la pensée, supérieur à la multitude et la fugacité des couleurs : elle n’est pas simplement un caprice rationalisable, mais une sorte de salissure ou un mal, proche de la bactérie ou du virus, causant du tourment à ceux qui y sont confrontés. Le textile ne met pas en rage le philosophe, puisque cela supposerait qu’il s’y confronte et que l’objet lui résiste, or l’émotion face à celui-ci semble être de l’ordre de la répulsion. Ne souhaitant guère se saisir du textile et étant comme condamnée à simplement l’entrevoir, la pensée a eu tendance à le déprécier. En effet, lorsque le textile a été contemplé par la pensée, il a été condamné à être convoqué, soit au sein d’une réflexion chromatique qu’il servait, comme nous l’avons vu avec Goethe et Wittgenstein, soit dans des exemples et de métaphores c’est-à-dire de simples illustrations contingentes qui servent d’appui et de tremplin au raisonnement auquel elles sont intégrées, à la différence de la couleur, qui a été choisie comme objet non interchangeable de la réflexion philosophique. Il est intéressant de noter que Dimitri El Murr consacre une entrée du Dictionnaire culturel du tissu5757Dimitri El Murr, s. v. « Politique (art textile) » in Régis Debray et Patrice Hugues, Dictionnaire culturel du tissu, Paris, Babylone et Fayard, coll. « Médium », Paris, 2005, p. 252-254. au célèbre paradigme du tissage que Platon utilise pour définir le politique comme l’alliance des contraires, comme si le potentiel métaphorique du textile était une de ses caractéristiques. Or le textile n’y figure précisément qu’à titre de métaphore et non en tant que tel puisque la chaîne et la trame — que Bernard Tassinari nomme « des sœurs ennemies […] que tout oppose : leur position, leur rôle et, la plupart du temps, leur texture5858Bernard Tassinari, s. v. « Armure », in ibid., p. 19. » — symbolisent les forces contraires qui menacent de fragiliser la stabilité de la cité.
Lorsqu’il est utilisé dans des métaphores mettant en jeu la connaissance, le textile se retrouve du côté d’une connaissance inessentielle. Le rabbin et philosophe Maïmonide réalise et relate de nombreuses métaphores textiles dans le Guide des Égarés. Lorsqu’il vise à montrer que les paroles de la Torah ne sont pas intelligibles littéralement mais allégoriquement, Maïmonide reprend la métaphore utilisée par un Sage qui décrit des pommes d’or contenues dans des filets d’argent à ouvertures particulièrement fines. Ainsi, les pommes d’or représentent le sens caché et profond des allégories des prophètes, tandis que les filets d’argent ont pour seule vocation de dissimuler le véritable sens religieux. En effet, vues depuis une certaine distance — du fait de l’extrême finesse de leurs mailles — les pommes n’apparaîtront pas couvertes d’or mais faites d’argent. Bien que le sens extérieur conduise au sens intérieur, la pensée interprétative devra dépasser et supprimer le phénomène textile au profit de la matière colorée. Maïmonide avertit ainsi son élève : « Et fais bien attention qu’ils disent clairement que l’intérieur des paroles de la Tora est la perle et que le sens extérieur de toute allégorie n’est rien5959Moïse Maïmonide, Le Guide des Egarés, trad. Salomon Munk, Verdier, coll. « Les Dix paroles », 2012, p. 67. ». Or ce sens extérieur de l’allégorie, qui, au regard de la connaissance et de la vérité, n’est prétendument rien, est précisément textile.
Un filet est produit par une méthode particulière d’assemblage de fils. André Leroi-Gourhan nous apprend que la fabrication universelle des filets dérive de la technique d’entrelacement des nœuds6060André Leroi-Gourhan, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », 1971, p. 262. La dentelle ne dérive pas de la broderie comme le dit l’histoire textile officielle — qui ferait naître la dentelle aux aiguilles de la broderie vers le milieu du XVIe siècle —, elle s’inspire en réalité des techniques utilisées par les hommes de l’île vénitienne de Burano pour fabriquer les filets de pêche, qui sont des réseaux noués, comme en témoigne Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, trad. fr. Sophie Renaut, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 74.. Dès lors, non seulement les filets d’argent sont une manifestation textile — non tissée — en tant que telle, mais de plus ils forment un foyer inédit de production textile ; la dentelle est en effet une surface textile spécifique, indépendante de tout tissu préexistant et composée de vides et de pleins, de transparence et d’opacité. En d’autres termes, les filets argentés ne peuvent être réduits à « rien ». De même que, dans les Remarques sur les Septièmes Objections6161René Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., p. 482., Descartes prend pour exemple une corbeille de pommes pour représenter les idées vraies et fausses — il convient de vider entièrement le panier afin que les pommes gâtées ne contaminent les autres encore inaltérées, d’où la nécessité de faire intervenir le doute dans la quête de vérité sans un regard théorique pour le panier tressé qui les contient — il semble que pour Maïmonide, ce sont les pommes et la couleur qui importent à la pensée et non les filets qui la détournent des allégories des prophètes, allégories qui ont « pour objet le vrai dans toute sa réalité6262Moïse Maïmonide, Le Guide des Egarés, op. cit., p. 68. Notons que l’allégorie textile et colorée précédemment mentionnée n’est pas isolée ; afin par exemple d’illustrer la manière dont Salomon éclaircit et transmit les paroles de la Torah, le Midrash — considéré comme un complément du Talmud — décrit un puit dont l’eau était située dans la profondeur de celui-ci, de sorte qu’elle demeurait inaccessible. Salomon « attacha des cordes les unes aux autres et des fils les uns aux autres, et ensuite il puisa et but » (ibid., p. 66). ».
En définitive, il semble que le textile soit condamné à un rôle métaphorique, à l’inverse de la couleur ou du vêtement qui sont, quant à eux, libres d’être manipulés comme des concepts ou quasi-concepts par la pensée philosophique. Ne parlons-nous pas spontanément de la « trame d’une histoire », d’un propos ou d’énoncé « décousu », d’un « tissu social », d’un « fil conducteur » ou d’un « fil du temps » ainsi que de « prendre un mauvais pli » ? Afin de rendre compte de l’ensemble quasi innombrable des métaphores liées au textile en grec ancien et en latin, l’helléniste Nicole Guilleux s’inspire de la notion de « matrice métaphorique » élaborée par Jean Taillardat, qui souhaitait montrer que les métaphores puisent allègrement dans les données de l’existence6363Nicole Guilleux, « Au fil des matrices métaphoriques : réflexions générales et cas des activités textiles », Revue de linguistique latine du centre Alfred Ernout (De lingua latina), no 13, 2017, en ligne.. Nicole Guilleux rapproche par exemple la ruse du tissage en raison de l’activité tisserande exercée par l’araignée, qui tend ses fils en même temps que son piège. C’est par conséquent ce qui explique que Maïmonide conseille à son élève de désimbriquer les fils allégoriques emmêlés des prophètes afin de les tisser minutieusement pour mettre en forme le sens véritable.
Il faut alors remarquer que toutes ces métaphores textiles présupposent que l’on puisse effectivement se figurer le textile réel, empirique, sans quoi le modèle textile ne guiderait nullement la compréhension des concepts affiliés. Au sujet du système nerveux, Bergson déclare qu’il est un genre de conducteur se composant « d’une multitude énorme de fils tendus6464Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, PUF, 1965, p. 30. » qui forme un réseau cérébral complexe, dense et pourtant éminemment performant. Nous avons pratiquement l’impression, au fil de la lecture de ce texte, d’être en face d’un métier à tisser dont l’ourdisseur positionne et met en tension les fils de chaîne — qui peuvent être plusieurs milliers, en fonction de la largeur de la laize et de la nature du fil — sur l’ensouple de la machine afin de la préparer au tissage. De même, Bergson fait mention d’un empirisme qui « ne travaille que sur mesure6565Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 1969, p. 125. » : pour chaque nouvel objet étudié, il se doit de produire une pièce vestimentaire inédite qui fait qu’il « taille6666Ibid., p. 125. » pour l’objet le concept qui lui est seul destiné ; ainsi le vêtement cousu sur mesure ne peut être apposé que sur le corps qui a été préalablement mesuré afin de l’épouser parfaitement. Le travail de l’empiriste est analogue à celui du maître tailleur : pour un maillage langagier ou un agencement de la matière tissée, chacun se doit d’être au plus près de la réalité qu’il vise. Or c’est bel et bien l’activité du maître tailleur qui éclaire celle de l’empiriste et la fait accéder à l’intelligibilité.
Les métaphores textilaires font du tissu un objet secondaire, comme voué à une existence souterraine, irrémédiablement empirique, visible mais non dicible, puisqu’il n’y figure précisément qu’à titre de métaphore et non en tant que tel. Nous pouvons ainsi avancer l’idée que la métaphore est un moyen pour la pensée de s’émanciper de la compréhension intime de l’objet. Si Henri Focillon affirme à propos de la vie de la matière que « plus nous restreignons le champ des métamorphoses, mieux nous saisissons l’intensité et la courbe de ses mouvements6767Henri Focillon, Vie des formes, Paris, PUF, 1981, p. 51. », nous pourrions considérer, en un sens, la métaphore comme une métamorphose langagière si nous nous gardons à l’esprit l’étymologie grecque meta-phorá : « le transport du sens propre au sens figuré ». Dès lors, il semble que la pensée n’ait eu de cesse d’élargir le champ des métaphores textiles et ainsi de ralentir, voire d’anéantir, la saisie de l’intensité et de la courbe des mouvements de la matière textile. La métaphore est ainsi rendue possible par une représentation unanime et figée de l’objet qui a classé le textile comme un outil partiel et contingent des concepts. La philosophie semble avoir donc ici réinvesti de manière plus ou moins consciente ce qui se jouait dans le langage ordinaire.
2.3. Le textile comme espace strié : une conceptualisation non-métaphorique ?
Mais qu’en est-il des rares corpus où il est plus frontalement et fondamentalement question de textile ? Deleuze et Guattari opposent le strié et le lisse dans Mille Plateaux : le premier est défini au travers de l’entrecroisement des fixes et des variables, à l’inverse du lisse qui présente des variations continues et multidirectionnelles6868Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, vol. 2, Mille Plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 592-593.. Ainsi, le tissu est présenté comme un espace strié c’est-à-dire limité, constitué de deux sortes d’éléments imbriqués : la chaîne et la trame et possédant un endroit et un envers. Il y aurait donc ici une réelle prise en compte philosophique des propriétés intrinsèques du textile.
Or semble-il la définition du tissu comme un espace strié, délivrée au sein du « modèle technologique », qui est présenté comme un domaine de descriptions ontologiques et d’intelligibilité textile, forme seulement un certain modèle de ce champ, c’est-à-dire une particularisation du concept général de striage aux côtés du modèle musical, maritime, mathématique, physique et esthétique. En effet, Deleuze dit bien qu’au travers des « différents modèles, une certaine idée du striage se confirme6969Ibid., p. 609. » dont il est dit par la suite que « très grossièrement, c’est le cas de la chaîne et de la trame, de l’harmonie et de la mélodie, de la longitude et de la latitude7070Ibid., p. 609. ». Alors que la chaîne et la trame ont été présentées comme l’aspect paradigmatique du strié dans le modèle technologique qui est le premier modèle mentionné par Deleuze — puisque le strié est majoritairement défini comme un entrecroisement de fixe et de variable, de directions lisibles —, confrontées à tous les autres modèles, elles en deviennent une illustration grossière, non exhaustive, en réalité imparfaite.
Dans le même ordre d’idée, Deleuze et Guattari définissent le textile comme un espace strié, composé, fermé, réversible mais non coloré7171Il est question de « chromatisme » (Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1988, p. 612) hors d’un contexte textile, de même qu’il est question des couleurs des pyramides de l’art égyptien (ibid., p. 618).. Dès lors, ils considèrent le textile dans ses propriétés purement structurales. De même, dans Le Pli. Leibniz et le baroque, nulle référence n’est faite à l’ombre et à la lumière que le pli crée nécessairement et qui sont à l’origine de couleurs. Pourtant, l’alternance des zones d’ombre et de lumière, créées par le relief des formes que le pli donne à la matière textile et à sa couleur, entraîne des effets de clair-obscur. De même, Leroi-Gourhan établit sa classification textile indépendamment de la couleur. Dans L’Homme et la matière, il consacre à la couleur une section à part entière parmi les « solides plastiques » et les « agglutinants », aux côtés des colles et des vernis. Le textile est lui recensé parmi les « solides souples »7272Seule la broderie de pièces rapportées — des écussons et des perlages par exemple — est définie comme une couture effectuée « sur le fond des pièces découpées de couleur différente et plus récemment des perles de verre » (André Leroi-Gourhan, L’Homme et la matière, op. cit., p. 266).. De surcroît, dans l’ouvrage consacré au pli du baroque et de Leibniz, au sujet d’une pièce sans porte ni fenêtre dont on constate qu’elle est déjà sombre, Deleuze la qualifie de « presque tapissée de noir7373Gilles Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 44. », preuve que les métaphores textilaires perforent à tel point le langage que, même le théoricien qui prend en compte le textile pour lui-même, ne peut s’émanciper de son usage inconsciemment métaphorique, par conséquent invisibilisant.
À l’inverse du vêtement qui, selon Platon, est nécessaire à la République, il semble que le textile ne soit pas, quant à lui, indispensable à l’espace strié ; il n’en est qu’un des symptômes synthétiques et incomplets aux côtés de l’harmonie, de la mélodie, de la longitude et de la latitude. Le tissu est défini comme un espace strié, sans définir à son tour et réciproquement cet espace pour autant : un espace strié n’est quant à lui pas nécessairement textile puisqu’il peut être par exemple maritime. En effet, la mer est présentée par Deleuze et Guattari comme un espace devenu strié du fait de la carte — qui contient des données fixes comme les longitudes et les latitudes, les parallèles et les méridiens — et du point, qui relève d’un calcul variable puisque diversement emprunté à ces mêmes coordonnées. Ainsi la mer, originellement lisse est devenue striée puisqu’elle est devenue le terrain pour une multitude de directions qui pourraient s’y exercer. Dès lors, de même que les mentions textiles étaient subordonnées, chez Goethe et Wittgenstein, par exemple, à la pensée de la couleur, de même chez Deleuze et Guattari ce qui se présente comme une pensée du tissu est, semble-t-il, un moyen particulier de conceptualiser les espaces lisses et striés dans leur généralité, ce qui englobe le textile dans le cas du strié, sans s’y limiter.
Ainsi, le textile et la couleur ont été envisagés avant tout par le biais du vêtement ; mais ce dernier les rendait, pour ainsi dire, invisibles à la pensée, dans la mesure où l’usage et la fonction de l’objet primaient sur ses composés. Penser le vêtement comme une simple et nécessaire protection sur-corporelle revenait à mettre exclusivement l’accent sur le mouvement d’enveloppement qu’il réalise, alors même que les composants textiles et colorés, dans leur matérialité diverse, lui sont des données indispensables. Assurément, il ne resterait d’un vêtement achrome et a-textile qu’une abstraction, puisque sa visée d’enveloppement ne pourrait être actualisée. C’est que beaucoup d’écrits théoriques considèrent le textile et la couleur comme des aspects ornementaux, excédentaires du vêtement. Toutefois, nous avons rapidement pu remarquer que la couleur et le textile ne sont en réalité pas des matériaux égaux, conjointement déclinés par la philosophie : la couleur est solitairement devenue une matière sensible prisée par cette même discipline. Couleur et textile ont été illégitimement dissociés alors qu’ils se confondent et se co-fondent, et le second n’est pas devenu une notion philosophique. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrage de philosophie spécifiquement et exclusivement dédié à la considération du textile en dehors du travail de Marie Schiele sur la place de l’imaginaire du drapé dans une philosophie du vêtement qui cherche à en restituer la matérialité, le geste et l’expressivité7474Marie Schiele, Le drapé ou le vêtement infini. Enquête philosophique sur l’imaginaire du drapé dans les images, les textes et les objets de l’âge classique à l’époque contemporaine, thèse de doctorat en philosophie, sous la direction de Marianne Massin, Paris, Sorbonne université, novembre 2021. Disponible en ligne (consulté le 8 juillet 2024). — c’est l’inverse pour la couleur, qui a été massivement étudiée7575Comme le montre Claude Romano dans De la couleur, op. cit.. Ce constat est renforcé par le réflexe métaphorisant de la pensée philosophique, et, avant elle du langage ordinaire, lorsqu’il s’agit de se référer au textile. Comme le synthétisent lyriquement Régis Debray et Patrice Hugues dans le Dictionnaire culturel du tissu : « Subtilement séditieux, faussement trivial, divinement ambivalent, sottement relégué dans le frivole ou le décoratif, le tissu est pour nous, qui ne séparons pas la technique du spirituel, un étendard à brandir. Une cause à embrasser. Une querelle à soutenir7676Régis Debray et Patrice Hugues, Dictionnaire culturel du tissu, op. cit., p. 5.. » Querelle dont l’enjeu serait d’ouvrir la philosophie à la textilité des phénomènes en un sens non-métaphorique. Il faudra, pour cela, une enquête complémentaire à ce travail, un versant « positif » qui dessinerait des éléments d’une philosophie du textile et qui devra émaner, simultanément, d’une pratique du textile et de la philosophie.
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Auteur
Thaïs Ajzenberg est philosophe, mastérante à l’École Normale Supérieure (Paris). Elle a également entamé une formation à l’Académie Internationale de Coupe de Paris afin d’éprouver empiriquement son objet d’étude.
Pour citer cet article
Thaïs Ajzenberg, « Qu’est-ce que le textile pour la philosophie ? Contours d’une disparition », KUNST, no 01, décembre 2024, en ligne.
URL : https://kunst-revue.org/recherche/01/ajzenberg
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