Camille Brabant et Naomi Rossignol, Filer les fibres naturelles. Chanvre, laine, ortie…, Ulmer, coll. « Résiliences », 2023

Conçu comme un guide pratique, cet ouvrage vise à transmettre des gestes et savoirs faire en grande partie oubliés, auxquels les deux autrices souhaiteraient redonner vie. Elles se sont intéressées entre autres au destin des fibres de chanvre et de lin. S’il existait autrefois de nombreuses filatures en France (plusieurs centaines de filatures pour les seules Pyrénées, qui ont presque toutes fermé au XXe siècle, pour la laine mais aussi pour le lin, laissant trace ça et là de la mémoire de champs bleus, comme dans la vallée de Campan), les possibilités de soumettre lin et chanvre à un filage et un tissage mécanisés à proximité des sites de culture sont aujourd’hui très limitées (quelques ateliers en Normandie et dans le Nord de la France). La culture du lin, dont la France est à ce jour le premier producteur au monde (Normandie, Bretagne surtout), ne va pas sans paradoxes puisque ce lin doit être envoyé dans des filatures à l’étranger avant de retourner en France pour y être tissé. De même, la France est le deuxième producteur mondial de chanvre mais celui-ci est principalement transformé pour le bâtiment, tandis que la qualité textile est exportée, vers la Chine notamment, au lieu d’être exploitée sur place.
L’ouvrage propose de découvrir les techniques manuelles de filage du chanvre, du lin et de l’ortie, avec une conscience aiguë de leur temporalité spécifique, très lente puisqu’elles nécessitent une longue succession d’opérations : les autrices valorisent l’expérience de cette lenteur « méditative » mais avec la conscience très nette de la contradiction entre l’ambition collective et politique de ce retour à des fibres locales et le coût prohibitif de leur mise en œuvre pour la vente, compte tenu de l’ampleur des heures de travail nécessaires. Elles sont donc partagées entre la patience de l’atelier et la nécessité de frapper aux portes des industries pour les convaincre de s’équiper de nouvelles machines aptes à filer ces matières, que les équipements actuels ne sont pas en mesure de traiter. Leur démarche, écologique initialement, débouche sur des recherches ethnologiques, sociologiques, économiques, politiques et relatives à l’histoire des techniques. Elles reconstituent notamment le mode d’emploi d’outils anciens directement en les utilisant, telles la teilleuse, une machine de bois permettant de casser les parties ligneuses à l’intérieur des tiges de chanvre, de lin ou d’ortie afin d’en dégager les fibres, ou le peigne à lin et à chanvre, qui permet ensuite de poursuivre le travail de séparation des parties ligneuses et d’obtenir des mèches de plus en plus parallèles et démêlées, qui vont être soumises au filage proprement dit.
La description minutieuse (illustrée de dessins réalisés par les deux autrices) de ces opérations et le fait que le livre soit délibérément centré sur le filage, ici dissocié du tissage, ont pour effet d’autoriser une plongée au cœur de la texture, à l’intérieur des fils qui composent les tissus. C’est à cette échelle de grandeur, au niveau microscopique du fil, de sa forme, de sa brillance, de ses propriétés matérielles, que, dans Der Stil (1860), Gottfried Semper recommandait de descendre pour comprendre l’utilisation esthétique et stylistique optimale des textiles.
Le procédé du filage consiste à « lier des fibres entre elles par torsion », à « souder les fibres en leur impulsant un mouvement de rotation » (p. 12). Il demeure identique en tout temps et tous lieux, depuis le Paléolithique — bien avant les débuts de « notre histoire de papier », pour reprendre le mot de Semper dans le § 49 de Der Stil. Ce dernier remarquait déjà, comme les autrices, que le passage à une production industrielle n’avait « rien changé à ce principe » et n’avait fait que « démultiplier et faciliter la production en fournissant des substituts de la main et en utilisant des machines pour mettre en mouvement un grand nombre de fuseaux à la fois avec autant de substituts de mains » (Der Stil, 1860, § 48). Le geste de la main est imité par l’industrie, et son principe, la torsion, un mouvement en spirale, vise à « conférer au produit une forme moyenne circulaire et arrondie, qui lui permet de mieux remplir l’objectif de résistance et d’élasticité » (ibid., § 47). Ce procédé coexiste avec une autre technique qui répond avant tout à un objectif de solidité, pour les cordages notamment, à savoir le tressage. L’avantage du filage et de la torsion par rapport au tressage est la possibilité d’aller très loin dans le degré de finesse : Semper évoque avec admiration les merveilleuses propriétés du chanvre de Coumanie, qui permettait, dans l’Antiquité, de fabriquer des fils qui, « déjà fins en eux-mêmes, étaient pourtant le produit de la torsion de 3000 ou 4000 fils individuels » et servaient par exemple à réaliser des cuirasses à partir d’une résille à mailles épaisses (ibid., § 50, avec des références à Pline et Hérodote).

Les autrices de ce manuel de filage ont superbement fait ressortir la manière dont l’extraction des fibres fait peu à peu surgir, à partir des longues tiges dures et résistantes, une matière douce, d’une grande finesse, que l’on peut traiter comme une délicate chevelure. Pour cela, il faut d’abord heurter, soumettre les tiges à la violence des coups de la teilleuse ou du marteau, qui « cassent le bois » (p. 61) et font voler les « débris corticaux et ligneux » (p. 118), avant de pratiquer un lancer-tirer vigoureux sur la lourde planche du peigne à clous, puis de lisser avec des peignes aux dents de plus en plus fines. La recherche d’un parallélisme des fibres est la condition de la douceur des fils ; Semper retrouve ensuite cette disposition parallèle et ses effets subtils lorsqu’il cherche à expliquer les caractéristiques esthétiques des différents types de textile. Le principe de parataxe qui est, selon lui, au fondement de toute la richesse des textures, brillances et tonalités de couleur des tissus — et, par extension, de l’architecture — trouve ainsi sa première expression décisive dans le peignage des fibres, avant même la torsion des fils et le tissage qui s’ensuit.
Semper souligne que le procédé du filage revient à créer un composé « artificiel » à partir de fibres « naturelles » ; les deux autrices de l’ouvrage observent également que, dans cette pratique, l’action humaine et celle du végétal s’entremêlent et se complètent, comme c’est le cas, par exemple, avec le rouissage, l’étape où on laisse les tiges, une fois « dégagées de leurs feuilles et ramifications », se dégrader sur place, sous l’effet de l’humidité, de champignons et de bactéries, afin de permettre une extraction « naturelle » de la fibre par dégradation des pectines et hémicelluloses composant le ciment végétal qui le lient entre elles et au bois, étroitement surveillée par les fileuses qui prennent le relais en tirant parti des effets de cette fermentation. Paradoxalement, avant même toute industrialisation, lorsqu’il était opéré par immersion directe dans un étang ou un bassin, le rouissage était entre les XVIIe et XIXe siècle une source importante de pollution, « due à la fermentation des matières végétales » (p. 39).
Semper remarquait dans la section de Der Stil consacrée au « fil tors » que les opérations de filage engageaient constamment de fortes symboliques dont « l’étude, concluait-il joliment, reste à mener par un passementier de la philosophie de l’art ». L’ouvrage de Camille Brabant et Naomi Rossignol est une contribution précieuse à la compréhension de la logique des gestes de cette pratique millénaire.
