This version of you
This version of you est une exposition personnelle présentée par l’artiste plasticienne Nina Azoulay du 11 janvier au 22 mars 2025 à la galerie Michel Rein à Paris.
Nous reproduisons ici des photographies prises par Florian Kleinefenn et un texte de la critique d’art et commissaire Salomé Burstein, en lien avec le dossier « Architectures textiles » du premier numéro de KUNST.

Par le hasard d’une rencontre opportune, de circonstances bienheureuses, par l’alchimie immédiate de certains corps ou le labeur de multiples tentatives, on assiste parfois à la magie de bons agencements. C’est qu’en dépit des calculs ou des apparences, une chose en ajuste parfois une autre, elle lui est à sa taille et lui va comme un gant. Je crois que c’est à cette première échelle — celle d’assemblages fortuits, d’un art du lien et du détail — que peut se- comprendre le travail de Nina Azoulay. Ses gestes empruntent autant à la minutie de l’orfèvre qu’à la débrouillardise de l’enfance ; ainsi par la simplicité d’un empilement, d’une perforation parfois, des objets supposément inadéquats s’affectent et se composent en sculptures — créant des apesanteurs par endroits, des lévitations par d’autres.

Cette grammaire de poids et d’équilibres a quelque chose d’un funambulisme qui, en faisant courber son fil, scinde l’espace et rend palpable la gravité. Ces jeux d’attaches et de tracés dessinent des silhouettes d’une verticalité suspecte ; car à l’irrégularité des contours de la chair, Nina Azoulay supplée la netteté d’une géométrie. Ainsi Rosalind pendue à la cheminée est-elle évacuée de son corps, dont ne reste que l’enveloppe finale de l’habit. Face à elle, un tissu emmitoufle la rigidité d’une tringle, pareille à une chrysalide molletonnée qui la réchauffe de ses courbes (Oh oh oh oh oh oh, is the world still spinnin’ round). Il y a une gourmandise dans ces couches qui se matelassent et s’accumulent comme des mille feuilles ; une mélancolie dans ces silhouettes rompues à leurs destins, qui s’enlacent et s’étouffent les unes les autres.

Azoulay use ainsi du vêtement pour sa qualité condensatoire, et ce qu’il comporte d’ambivalence : contenir d’un côté des vies potentielles, et contraindre de l’autre à des rôles préconçus. L’artiste rappelle l’identité à ce qu’elle contient d’artifice et de performance. Elle reprend d’ailleurs le vocabulaire du cirque, les props du spectacle, pour exposer le décor autant que son envers, et du métier, révéler les ficelles ; alors celles-ci s’accumulent en ligatures, s’enrubannent comme des poulies qu’on aurait rafistolé les unes aux autres.


Des aiguilles tricotent des sequins, et les transforment en bouquets (La ballade d’Ariel) ; une bobine de strass vient suspendre une silhouette, et l’étrangle dans une rivière de diamants (Rosalind). Ici, l’ornement n’a rien d’une touche finale ou d’un supplément décoratif. Il donne au contraire à la pièce son squelette, voire même sa mécanique. Ainsi c’est d’autre chose que de coquetterie, d’égoïsme et d’amour de soi qu’il s’agit. Si c’était de la Mort elle-même ? (Jean Genet, Le Funambule.) Ce vestiaire a quelque chose de pop et de fantomatique, fait de présences spectrales et bariolées. Il invoque des ombres grandioses, parfois tragiques : Isadora Duncan tuée par son foulard pris dans la portière de sa voiture, l’acrobate Abdallah Bentaga suicidé au milieu des livres que Genet lui avait dédicacés. Azoulay découpe l’espace par un paysage d’objets tranchants où les corps se jaugent et s’équilibrent comme dans un diagramme ; par un chemin qui sillonne entre la mauvaise herbe et le parterre de roses. Alors, notre reflet ondoie et se dédouble dans chaque pétale, rappelant l’être à son trouble — Sans doute pour que tu étincelles, mais surtout afin que […] tu perdes, durant le trajet de ta loge à la piste, quelques paillettes mal cousues. (Ibid.)
